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le vieux monde qui n'en finit pas
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1 septembre 2011

Lectures pour tous : Boualem Sansal

sansal

« Les laveurs de morts s’emparèrent aussitôt du corps, maquillèrent les plaies, le toilettèrent à grande eau, l’emmaillotèrent dans un linceul blanc, le parfumèrent et le déposèrent à même le sol, selon la coutume, au milieu du salon débarrassé de ses meubles. Je refusais de croire que cette chose immobile et effrayante était mon père. Je n’osais l’approcher, ni la regarder. Des religieux en burnous entrèrent en action à leur tour. Je les avais pris pour des bandits de grand chemin lorsque, à mon réveil, brutal et glacé, dans une aube déchirée par le tocsin et les hurlements, je les avais vus dans la cour de la maison, l’air fourbu, le visage terreux, le vêtement crasseux, amassés autour d’une écuelle fumante et d’une corbeille de gros pains. Ils déjeunaient avec une gloutonnerie emphatique, à pleines mains, sans mot dire, sans souffler entre les bouchées comme si se nourrir de cette façon orgiaque et concentrée était un sacrement. Leurs yeux charbonneux et exaltés jetaient des lueurs étranges et sauvages sur les choses et les gens. Lorsqu’ils s’étaient essuyé les lèvres d’un grand revers de manche et étaient venus s’installer autour du mort, j’avais compris, c’était les récitants, les talibans, des sortes de mystiques errants, secs comme des pierres, bizarres comme tout, réputés pour leur appétit pantagruélique, qu’on embauchait au passage pour réciter le Coran lors des cérémonies funéraires dans les cimetières ou à domicile. Ils se louaient à l’heure, au nombre de versets à débiter, contre un peu de monnaie, un repas, un coin pour pratiquer leurs dévotions et passer la nuit. Aujourd’hui, on est peu féru de ce tralala magico-religieux, à effet lent et aléatoire, et très encombrant, on glisse un CD coranique dans un lecteur électronique et on laisse tourner autant qu’on veut. La drogue n’agit pas de la même manière, elle parle moins aux sens, elle va droit au centre sensible du cerveau, c’est la dévastation, la vraie, géniale et définitive. Ces hommes étaient craints, on les créditait de pouvoirs immenses et chacun y allait de son petit récit effrayant. On les voyait s’insinuant dans les cimetières aux heures les plus lugubres, penchés sur des tombes éventrées, interrogeant les morts et recevant d’eux des révélations gravissimes dont ils faisaient un commerce secret très lucratif. Ils avaient une façon de psalmodier qui leur était propre, syncopée, lancinante, envoûtante, les gens étaient assurés que cette manière endémique de solliciter le divin avait le pouvoir d’ouvrir des portes inédites. Ils se sont emmitouflés dans leurs laines rugueuses et fétides et deux heures de suite, à un rythme d’enfer, ils ont débité un bon paquet de sourates en balancant le buste au rythme des scansions. Une mousse blanchâtre abjecte leur montait aux commissures des lèvres et s’envolait en flocons neigeux. J’avais envie de vomir. De ce jour date ma phobie des imams et autres pénibles sorciers à qui je prête par instinct les pires vilenies du monde. »

Boualem Sansal, Rue Darwin, Gallimard, 2011

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