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le vieux monde qui n'en finit pas
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18 septembre 2011

Les Ghiliak

« Le corps du Ghiliak est robuste et trapu; il est de taille moyenne, petite même. Une taille trop élancée le gênerait dans la taïga. Son ossature est forte et se distingue par la proportion volumineuse de toutes les apophyses, crêtes et éminences où s'insèrent les muscles, ce qui suppose une musculature très développée et vigoureuse, faite pour livrer contre la nature une lutte incessante. Il est sec et nerveux, dépourvu de téguments adipeux; on ne voit jamais de Ghiliak gras ou obèse. Selon toute apparence, il brûle toutes les graisses pour produire les grandes quantités de chaleur dont le corps d'un Sakhalinien a besoin afin de compenser les pertes provoquées par les basses températures et l'humidité excessive, et l'on comprend alors pourquoi sa nourriture est si grasse: chair de phoque, de saumon, graisse d'esturgeon et de baleine, viande saignante, tout cela en grande quantité, à l'état cru, sec et souvent gelé; parce qu'il mange une nourriture grossière, les points d'insertion des muscles masticateurs sont extraordinairement développés et ses dents s'usent beaucoup. Son alimentation est exclusivement animale et il faut la rare occasion d'un repas pris chez soi ou de quelque festin pour le voir ajouter à sa viande ou à son poisson de l'ail de Mandchourie ou des baies. [...]

« Ils sont vifs, avisés, gais, dégagés et n'éprouvent aucune contrainte en la société des puissants et des riches. Ils ne reconnaissent aucune autorité, il semble bien que la conception de "supérieur" et d'"inférieur" leur est inconnue. De même, ainsi qu'on l'a déjà dit et écrit, la notion d'autorité familiale leur est inconnue. Le père ne songe pas qu'il est supérieur à son fils, le fils ne l'honore nullement et vit à sa guise; dans la iourte, la vieille mère n'a pas plus d'influence que sa fillette adolescente. Bochniak écrit qu'il a vu, à plusieurs reprises, un fils tomber à bras raccourcis sur sa mère et la jeter dehors sans que personne ose élever la voix. Tous les hommes d'une même famille sont égaux entre eux; si vous leur offrez de la vodka, il faut en régaler même les tout-petits.

« Quant aux femmes, elles sont toutes égales dans l'absence totale de droits, qu'il s'agisse de la grand-mère, de la mère ou d'une fillette au berceau; on ne les respecte pas plus que les animaux domestiques, qu'un objet qu'on peut jeter ou vendre, ou qu'un chien qu'on chasse à coups de pieds. Encore que les chiens, les Ghliak les caressent parfois, les femmes jamais. Ils attachent moins d'importance à une noce qu'à une banale ribote, ne l'entourent d'aucun rite religieux ou paien. Le Ghiliak troque un épieu, une barque ou un chien contre une jeune fille qu'il emmène dans sa iourte et avec laquelle il s'étend sur une peau d'ours - un point c'est tout. [...] Le mépris du Ghiliak envers la femme, considérée comme un être inférieur, atteint un tel degré qu'il ne trouve nullement répréhensible de la réduire en esclavage au sens le plus direct et le plus dur de ce mot. Strinberg, l'écrivain suédois, ce misogyne célèbre qui voudrait que la femme fût uniquement destinée à se soumettre aux caprices de l'homme, se trouve par conséquent en communion d'idées avec les Ghiliak; s'il venait à Sakhaline-Nord, ils pourraient se donner de longues accolades. » 

Anton Tchekhov, L'île de Sakhaline, 1895 (traduit du russe par Lily Denis),
cité dans 1Q84, Haruki Murakami (2009), Belfond, 2011

~

sakhaline

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