Exhibitions, l'invention du sauvage (Branly)
Amos Two Bulls (ca 1900), par Gertrude Käsebier
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Extraits d’un article stimulant de Gilbert Lascault, presque entièrement énumératif (« Dans la souffrance, le sauvage est mis à nu par les spectateurs »), sur une exposition indispensable qui se tient en ce moment à Paris.
« Se révèlent, au quai Branly, des documents disparates, rassemblés, venus des musées internationaux, trouvés dans des bibliothèques, dans les archives, dans les collections privées. Ce sont les peintures, les sculptures, les affiches des cirques et du music-hall, les anamorphoses, les "moulages sur le vivant", les cires, les automates, les lanternes magiques, les costumes et les masques, les assiettes, les éventails, les nappes, les puzzles, les cartes postales, les daguerréotypes, les tirages photographiques, les marionnettes, les tickets d’entrée, les brochures, les journaux, les films, les chansons, etc. De multiples supports ont été présentés dans les cabinets de curiosités, sur les tréteaux des foires, dans les laboratoires scientifiques, à l’intérieur d’une Exposition universelle (ou coloniale).
« Tous ces accessoires du "Théâtre du monde" sont des signes de l’histoire des exhibitions à travers les continents. Circulent alors les "monstres" étalés, les "exotiques", les "sauvages", ceux qui sont différents (par la couleur, par la taille, par les coutumes et les mœurs), les "barbares", les "non-civilisés", les sanguinaires et cannibales, les "autres", les "hommes des bois", ceux qui sont lointains, ceux qui viennent d’ailleurs, les "hirsutes", les "velus", ceux qui seraient les cousins des singes, les "anormaux", les "déviants", ceux qui font peur et qui parfois séduisent, les "insolites", les dangereux, les mauvais.
« Au moins depuis la Renaissance, au moins depuis le voyage de Christophe Colomb (1492), les cultures extra-occidentales suscitent l’étrange, le curieux, elles fascinent, elles troublent ; elles provoquent simultanément le désir et la répulsion. Mais, bien auparavant, pendant les millénaires dans d’autres continents, les humains ont imaginé la nature des autres, des barbares ; ils les considèrent très différents et (le plus souvent) inférieurs. En Afrique, en Asie, les habitants d’une cité méprisent et détestent souvent les voisins… Très tôt, les Égyptiens observaient, dans des exhibitions, des "nains noirs" venant des contrées soudanaises. Ou bien, dans l’Empire romain, les Barbares (à certains moments, en particulier les Gaulois) étaient vaincus ; ils étaient des esclaves exhibés dans les "triomphes" des généraux vainqueurs ; ils devenaient, dans le Cirque, les gladiateurs. Ou encore, au Moyen Age, les monstres de foire et les êtres difformes fascinaient les aristocrates et le peuple ; ils intervenaient dans les cauchemars des enfants et des adultes.
« […] dans l’exposition du quai Branly, tu rencontres les Zoulous féroces, les Lilliputiens, la Vénus hottentote (aux fesses énormes), les Indiens et Buffalo Bill, les charmeurs de serpents, les bayadères, le Chinois qui lance des couteaux, les Lapons, les habiles bijoutiers du Sénégal, la "rue du Caire", les "Trois Grâces Tigrées", les danseuses du Cambodge, les aborigènes, une "sirène des Fidji"… […] Et tu n’oublieras pas non plus les "sauvages" qui s’en tirent. En 1616, la noble Pocahontas, venue d’Amérique, est peinte en Angleterre, avec la dentelle, avec le velours, avec son éventail de trois grandes plumes blanches. En 1686, les ambassadeurs siamois sont reçus par Louis XIV et de nombreuses images imprimées sont diffusées. Arrivé à Londres en 1762, le chef indien cherokee Ostenaco est présenté à la cour. Élégant, le Tahitien Omai est présenté en 1774 au roi d’Angleterre George III ; en 1776, Sir Joshua Reynolds peint le Tahitien flegmatique. Vers 1840, le peintre et explorateur américain George Catlin représente la dignité des chefs indiens, leur fierté impassible. Vers 1900, la photographe new-yorkaise Gertrude Käsebier propose les visages des Sioux sereins et nostalgiques… Apparaissent aussi les danseurs et les danseuses exotiques sur les scènes françaises : les danseuses royales du Cambodge (1906), la troupe balinaise (1931), les bonds du danseur Féral Benga (né en 1906 à Dakar), les chansons de Joséphine Baker (dans un film de Marc Allégret en 1934)… Le sourire de Joséphine Baker éblouit au-delà de toute exhibition.
[L’article de Gilbert Lascault se trouve en entier dans La Quinzaine Littéraire du 1er janvier.
L’exposition « Exhibitions, l’invention du sauvage » se poursuit jusqu’au 3 juin au Musée du quai Branly. Le catalogue, magnifique, est coédité par Actes Sud et le Musée. Il est signé par près de septante auteurs qui savent de quoi il retourne, et s’ouvre sur une présentation de Lilian Thuram, commmissaire de l’expo.]