Guerre d'Algérie : Rééditions Minuit 7
« Je ne fus pas surpris quand une fois Charbonnier entra dans ma cellule. Il devait être près de vingt-deux heures. J'étais debout, près de la lucarne, et regardais vers le boulevard Clemenceau où circulaient encore quelques rares voitures. Il me dit seulemeent: "Préparez-vous, nous n'allons pas loin."
Je mis ma veste sale et fripée. Dans le couloir, j'entendis qu'il disait: "Préparez aussi Audin et Hadjadj. Mais on les prendra séparément." Dix fois déjà, j'avais fait le bilan de cette vie que je croyais terminée. Encore une fois, je pensai à Gilberte, à tous ceux que j'aimais, à leur atroce douleur. Mais j'étais exalté par le combat que j'avais livré sans faillir, par l'idée que je mourrais comme j'avais toujour souhaité mourir, fidèle à mon idéal, à mes compagnons de lutte.
Dans la cour, une voiture démarra, s'éloigna. Un moment après, du côté de la villa des Oliviers, il y eut une longue rafale de mitraillette. Je pensais: "Audin."
J'attendis devant la fenêtre pour le plus longtemps possible respirer l'air de la nuit et voir les lumières de la ville. Mais les minutes, les heures passèrent et Charbonnier ne revint pas me chercher. »
Le mot de Minuit :
La première édition de La Question d'Henri Alleg fut achevée d'imprimer le 12 février 1958. Des journaux qui avaient signalé l'importance du texte furent saisis. Quatre semaines plus tard, le jeudi 27 mars 1958 dans l'après-midi, les hommes du commissaire divisionnaire Mathieu, agissant sur commission rogatoire du commandant Giraud, juge d'instruction auprès du tribunal des forces armées de Paris, saisirent une partie de la septième réédition de La Question. Le récit d'Alleg a été perçu aussitôt comme emblématique par sa brièveté même, son style nu, sa sécheresse de procès-verbal qui dénonçait nommément les tortionnaires sous des initiales qui ne trompaient personne. Sa tension interne de cri maîtrisé a rendu celui-ci d'autant plus insupportable: l'horreur était dite sur le ton des classiques. La Question fut une météorite dont l'impact fit tressaillir des consciences bien au-delà des "chers professeurs", des intellectuels et des militants. A l'instar de J'accuse, ce livre minuscule a cheminé longtemps.
Jean-Pierre Rioux, "La torture au cœur de la République", Le Monde, 26-27 avril 1998
[Réédité en février 2012 par Minuit, à l'occasion du 50e anniversaire de la fin de la guerre de libération de l'Algérie. Le long article de Jean-Pierre Rioux figure en post-face.]