Salut à Pierre Guinle
Si j'avais partagé sa passion pour la Légion étrangère, j'aurais pu parler de Pierre Guinle comme d'un inoubliable compagnon de chambrée. C'était plutôt un complice cinémaniaque, notre voisin de toujours dans les salles obscures (cinémathèques, festivals, studios et multicomplexes, il voyait tout), un cinéphile à l'ancienne - oui, je sais, la formule fait ricaner les jeunes cons pour qui le cinéma d'avant J.-C. (James Cameron) appartient à la préhistoire - très proche de la bande du McMahon et de Présence du cinéma, période Mourlet-Lourcelles. Puisque nous avions des opinions arrêtées sur tout, nous étions souvent en désaccord (il y a quinze jours, il m'avouait son enthousiasme pour The Descendants, s'être ennuyé à la projection de Take Shelter, et avoir rapidement perdu le fil de Tinker Tailor Soldier Spy), et les polémiques étaient rudes, d'autant qu'il détestait les chiens, même dans les films (je me rappelle une projection de The Thing de Carpenter d'où il était sorti verdâtre), qu'il exécrait la Nouvelle Vague, qu'il abominait tout ce qui milite à gauche de Marie-France Garaud, et que les attentats pâtissiers le mettaient hors de lui (mais il était pote avec Noël). Qu'importe. Il était, depuis trente ans, un des six ou sept zigotos de Bruxelles avec qui on pouvait disserter à l'improviste de Cottafavi et d'Ulmer, de Dwan-Walsh-Tourneur et de Freda, de Guitry, de Daves et de Matarazzo, de la restauration de films muets opérée à Bologne, à Syracuse (NY) ou à Pordenone, ou du film autrichien des années dix qui ne passait qu'une fois sur Arte, qu'il avait inexplicablement loupé et qu'il vous maudissait d'avoir omis d'enregistrer. Ce râleur forcené à la Noël Roquevert était un puits d'érudition et un archiviste fou, d'une générosité totale dès qu'il s'agissait de la mémoire du cinéma. (Ainsi m'avait-il confié, inestimable cadeau, ses fiches manuscrites sans lesquelles nous ne serions pas venus à bout de la filmo de Edgar G. Ulmer, le bandit démasqué). Notre amitié terrible et paradoxale s'est achevée brutalement lundi dernier, lorsque Pierre a été débarqué par une soudaine embolie pulmonaire. Ses envolées rigolardes contre les anars et les gauchistes vont nous manquer.
[Photo: Pierre Rissient et Pierre Guinle au dernier festival d'Amiens (novembre 2011). Laurent Chollet, qui nous l'a fait parvenir, achève ces jours-ci le montage d'une série et d'un film documentaires, Cinéphiles de notre temps, 1942-2012.]