Lectures pour tous : Patrick Deville
« Quelques jours avant sa mort, Yersin remercie l’amiral d’eau douce de l’envoi des éphémérides. C’est sa dernière lettre. "Je me permettrai de vous communiquer les résultats de ces observations sous la forme d’un diagramme lorsque j’en aurai réuni un nombre suffisant." Bientôt on fêtera ses quatre-vingts ans. Il se doute bien qu’on prépare dans son dos quelque cérémonie. Entre ses relevés à la jumelle avec son assistant Tran Quang Xê, il traduit les Grecs. Sa seule publication posthume ne sera pas autobiographique: c’est Jacotot qui choisira l’un de ces titres postrimbaldiens qui plaisent tant aux pasteuriens: Diagrammes des niveaux des marées observées à Nha Trang, dressés d’après les niveaux relevés par le Dr Yersin devant sa maison à Nha Trang. Il enverra ça au Bulletin de la société des études indochinoises.
À minuit et six heures du matin, puis à six heures du soir, Yersin consigne les observations et emplit des colonnes dans un carnet qui est aujourd’hui au petit musée de Nha Trang. Parfois il s’assoupit. Il est un peu dans la brume. Souvent mourir ça fait très mal. Il a vu ça dans les hôpitaux. Il flotte dans le bruit des vagues. À bord d’un chalutier normand ou dans une cabine de première, les cuivres et les bois vernis de l’Oxus, du Volga ou du Saigon. C’est la lente montée des flots noirs comme un murmure. L’eau salée clapote à l’embouchure de la rivière et se mêle aux eaux douces. Une somnolence et il se noie tout doucement dans une tristesse étrange montant comme la mer. Parfois une phrase de Pasteur. "C’est principalement par des actes de fermentation et de combustion lente que s’accomplit cette loi naturelle de la dissolution et du retour à l’état gazeux de tout ce qui a vécu."
Le voilà fait de l’étoffe des songes. Les pêcheurs allument leurs lamparos et gagnent le large. Si l’un se blesse on le vaccinera contre le tétanos, on a ça au frigo. Demain le poisson luisant sur la glace et le saut des crevettes au fond des nasses. Les lumières dansent sur la mer ou derrière ses paupières. Il a une nouvelle idée. Demain il mangera des crevettes ou des pissenlits par la racine. Il se demande s’il a bien pensé à acclimater le pissenlit au Hon Ba. C’est un peu confus, maintenant, sa pensée, une lente inondation, l’eau noire et son murmure de marée sous la grande médaille blanche de la lune. La montée des eaux qui atteint les fusibles de son atelier d’électricité. Il faudrait actionner le disjoncteur, se lever, quitter le rocking-chair. C’est impossible. Les brefs éclairs du court-circuit. L’explosion d’un vaisseau dans le cerveau. Il est une heure du matin. La lumière s’est éteinte. »
Patrick Deville, Peste & choléra, Seuil, "Fiction & Cie", 2012