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le vieux monde qui n'en finit pas
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29 septembre 2012

Lectures pour tous : Gwenaëlle Aubry

aubry

« C’est ce petit bonhomme que l’on voit dans la foule, toujours en fuite, et qui en porte les couleurs, chemise brune ce jour-là parmi les chemises brunes, nazi parmi les nazis, il a aussi été noir dans un orchestre de jazz, indien derrière les barreaux d’une réserve, vert et roux dans un pub irlandais, rabbin avec les rabbins, grec à la sortie d’une taverne, j’ai vu ce film quand j’étais enfant, je me souvenais de l’homme-caméléon, j’avais oublié que Zelig est fou (sur l’estrade, face à la foule qui l’acclame après l’avoir conspué, Woody Allen s’écrie: "Voilà ce qu’on peut faire quand on est totalement psychotique!"), j’avais oublié les scènes à l’HP, les camisoles et les blouses blanches, la psychiatre jouée par Mia Farrow, et le sens de cette folie, être comme les autres pour s’en faire aimer, je ne me souvenais que des fuites et des métamorphoses, de cette bigarrure en noir et blanc, cet homme sans cesse échappé à lui-même, comme si la folie n’en était pas la clef, pas plus, peut-être, qu’elle n’est celle de mon père, ni de ce portrait, cet impossible portrait, que chaque jour de sa vie il a tenté, qu’à mon tour j’ai porté pour différer sa mort, ce portrait en vingt-six autres et au moi échappé, mon père n’était pas comme les autres, il était les autres, il ne voulait pas s’en faire aimer, il cherchait, en lui, celui qui pourrait l’aimer, tous l’habitaient simultanément (il racontait cette blague : Comment tuer un caméléon ? – En le posant sur un tissu écossais) [...], mais lui manque encore, la présence qui les réunissait, le corps qu’ils habitaient, la voix, le rire, le regard qui les animait, tout cela que je ne peux ni rappeler, ni épeler, dont aucun mot ne porte trace mais seulement, fixes et froides, les photos que je ne parviens toujours pas à regarder, il a refusé la tombe, la pierre, le masque de gisant et l’ultime visage, il a préféré les cendres à tous vents dispersées, peut-être a-t-il trouvé, dans le désert blanc de la mort, ce que depuis toujours il cherchait: le droit, enfin, de ne plus être quelqu’un ? »

Gwenaëlle Aubry, Personne, Mercure de France, 2009 [disponible en "Folio"]

personne

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