Oshima ~ entretien sur « La Pendaison » (1969)
[Paru dans la Quinzaine Littéraire, il y a 43 ans]
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La Pendaison : un crime ?
Par son contenu, sa technique, ses intentions, la Pendaison conteste l'érotisme et les Samouraïs dont nous a saturés le cinéma japonais. Réquisitoire contre la peine de mort, pamphlet impitoyable contre l'État, ce film remet en question toutes les culpabilités, en transposant dans la modernité l'humour féroce du théâtre kabuki.
Nagisa Oshima. Nous refusons d'être condamnés à mort par l'État. Ce droit qu'il s'arroge représente l'essence même de son pouvoir illimité. Que 71% de Japonais soient "pour la peine de mort" est significatif de la sujétion des foules. Il faut détruire cette sujétion.
Anne Capelle. Votre film fait donc parti d'un combat, au même titre qu'une manifestation de rue.
NO. Oui. Je veux que chacun de mes films soit un crime.
Le dialogue est traduit par l'interprète auquel on doit le sous-titrage de La Pendaison. Je suppose qu'il faut entendre meurtre plutôt que crime, mais souriant, Oshima insiste : "Crime".
AC. Pour votre démonstration vous utilisez la technique du mimodrame, qui doit, également, réveiller la mémoire du condamné et la conscience de sa culpabilité. Ce mimodrame joué par les responsables de l'exécution – et qui devient leur propre mimodrame, a‑t‑il été improvisé ? Par les acteurs ? Par vous ?
NO. L'improvisation a été quotidienne au niveau du travail d'équipe préalable au tournage. C'est une règle de travail dans notre association. Mais il y a eu moins d'improvisation en cours de tournage que dans mes films précédents, la structure du récit, l'authenticité du décor, et du cérémonial d'exécution, ne le permettant guère.
Toutefois, certains moments ont été "improvisés". Ainsi le collage de journaux sur les murs du local pénitentiaire pour concrétiser la misère du milieu social de R. le condamné.
AC. Ce mélange de préparation collective et de l'établissement d'un cadre rigoureux dont ne doit pas s'évader l'improvisation s'assimile à une technique qu'emploient Julian Beck et le Living Theater.
NO. Oui, c'est une démarche similaire.
AC. Dans sa critique, à la fois de l'impérialisme et du communisme, La Pendaison se situe dans la ligne de pensée des contestataires de mai 1968 à Paris. En avez‑vous eu conscience ?
NO. Mon film a été réalisé avant ces événements, il n'a pas été présenté à Cannes à cause d'eux, mais il est exact que je suis à la fois contre l'impérialisme capitaliste, et contre le communisme stalinien. En cela, je me sens proche de la contestation estudiantine de 68.
AC. Êtes‑vous d'obédience maoïste ?
NO. L'idéal proposé par Mao m'intéresse énormément. Mais la lutte et les applications seront différentes pour chaque pays.
AC. Votre véhémente condamnation de la peine de mort suppose un combat contre la violence policière. Récusez‑vous toute violence ?
NO. Je suis pour une certaine violence. Un poète chinois dit "Si un tyran est violent, son peuple a le droit d'être plus violent encore…" Dans notre langue, on n'emploie pas le même mot pour signifier la violence du tyran, et celle de ceux qui se révoltent contre cette violence.
AC. En tant que cinéaste, votre film tend‑il à faire non seulement œuvre de combat, mais œuvre d'art ?
NO. Je n'aime pas le mot art. C'est un concept dépassé. Il faut d'abord que mon œuvre soit un crime, et elle ne sera "art" que parce qu'elle sera crime.
AC. Agression contre un état de fait à détruire ?
NO. Exactement. Si la destruction est accomplie, il y a art.
AC. Pour qu'il y ait agression réussie, il faut audience. Votre film en a‑t‑il eu une grande au Japon ?
NO. Il y a quelques semaines on dénombrait 200 000 entrées, c'est‑à‑dire que La Pendaison n'a été vu que par une intelligentsia, au‑delà de laquelle, jusqu'ici, il n'a pas eu d'audience. J'aurais aimé, évidemment, qu'il atteigne un public plus proche de la condition de mon héros.
AC. Si votre film échappe à un érotisme commercialisé, il est en revanche chargé d'un lourd contenu homosexuel.
NO. Parce que le mimodrame est joué par des hommes – la femme vous le savez est imaginaire – et que l'administration pénitentiaire, et en général l'administration japonaise, possède ce caractère homosexuel.
AC. L'importance que vous accordez dans ce film à un imaginaire collectif, l'insertion de l'imaginaire dans la réalité, vous incite‑t‑il à adhérer à l'impératif: "L'imagination au pouvoir" ?
NO. Dans les termes de l'inscription sur les murs de la Sorbonne, il y a une idée à laquelle j'adhère totalement. Cependant, je crains que, finalement, ce "pouvoir" serve encore au capitalisme.
AC. Dans La Pendaison, l'interdépendance de l'imaginaire et du réel aboutit au symbolisme.
NO. Il faut mener son action concertée "imaginaire‑réel" jusqu'au bout de sa logique, mais la logique et le réalisme, comme la logique de l'imaginaire, aboutissent sur le fantastique et, obligatoirement, sur un certain symbolisme.
AC. Votre lutte contre l'État tout‑puissant ne se mène pas seulement dans le cadre cinématographique ?
NO. Non. Par mes méthodes de production, et de distribution ajoutées à mes méthodes de travail et de collaboration avec les techniciens et les acteurs, je m'efforce de mener un combat contre les grandes compagnies. C'est le but de notre Art Theater Guild. Nous voulons bouleverser les structures de la production capitaliste.
AC. Une dernière question. Pourquoi avez‑vous choisi, de préférence à un Japonais pauvre, un Coréen ?
NO. À la fois, parce que le départ de cette histoire est la condamnation à mort du Coréen Jun U Lee qui avait, dit‑on, tué une lycéenne. J'ai seulement imaginé que l'exécution échouait d'abord, et qu'il fallait convaincre le condamné de sa culpabilité. Mais surtout parce que, au Japon, le Coréen jusque dans ses particularités physiques matérialise la race la plus méprisée. C'est à elle qu'il m'a paru nécessaire de redonner sa dignité. R. a tué et violé deux filles, dit l'acte d'accusation. Mais l'homme que l'on pend n'est pas le même que celui qui a accompli ces actes auxquels la logique de son destin l'a poussé. Il faut aussi que ce soit une action efficace d'assister à cette pendaison – à ce film – comme cela a été une action de perpétrer l'un et l'autre. Je souhaite qu'il donne à certains Japonais, le sens de la relativité !
Nagisa Oshima, propos recueillis par Anne Cappelle
Quinzaine littéraire n°81, 16 octobre 1969