Philipe Bordier (1941-2013), par Jean-Pierre Bouyxou
dans Satan bouche un coin, de Jean-Pierre Bouyxou, 1967)
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Après Jean Rollin, Jean-Claude Hache, Étienne O’Leary et Lina Romay, pour ne citer que les principaux, l’hécatombe continue et s’accélère. 28 novembre 2012: Anne Angel. 24 décembre 2012: Jacques Boivin. 7 janvier 2013: Philipe Bordier. J’en ai marre de voir partir mes meilleurs potes, dégommés à la queue leu leu par le cancer et autres maladies de merde.
Philipe est un de ceux qui ont le plus compté dans ma vie. J’avais 19 ans quand je l’ai connu, à Bordeaux. Il n’en avait guère plus mais m’impressionnait par son assurance, son bagout teinté de dandysme, la clairvoyance de ses jugements, le non-conformisme batailleur de ses prises de position. Je le voyais souvent présenter des films dans les ciné-clubs de la ville ou aux Amis de la Cinémathèque. Pourfendant les valeurs consacrées de l’époque, il honissait Godard et la Nouvelle Vague, portait au pinacle Alain Resnais et Chris Marker, opposait la flamboyance d’Ophuls à la sénilité du vieux Renoir, préférait Fisher et Gilling à Karel Reisz et Tony Richardson, aurait donné tout Hitchcock pour un plan d’Orson Welles et tout Tati pour un gag de Keaton. Il citait par cœur des pages entières de Kyrou, Borde et Benayoun, vomissait Sadoul et Bazin, méprisait les très droitiers Cahiers du cinéma. J’ai définitivement su que nous étions du même bord, du même côté de la barricade, lorsque je me suis aperçu qu’il était lié depuis des années à Molinier, dont je venais à peine de faire la connaissance.
Philipe était son vrai prénom, avec un seul p. De cette erreur d’un employé d’état-civil, il avait fait une marque d’élégance. Lui et moi avons bientôt formé une sorte de team soudé par la haine des conventions et, surtout, par l’amitié. Nous partagions tout, y compris, parfois, nos petites amoureuses. Naturellement, ses amis sont devenus les miens et les miens sont devenus les siens. Nous fumions comme des sapeurs, picolions comme des trous, rigolions comme des bossus, discutions des nuits entières, croisions le fer avec tous ceux qui avaient le tort de ne pas être de notre avis. C’est lui qui m’a fait découvrir Ornette Coleman et le free jazz, c’est chez lui que j’ai, ébloui, lu pour la première fois le Livre de Monelle de Marcel Schwob, et c’est à ses côtés que j’ai fait le coup de poing pour défendre les acteurs du Living Theatre contre les crétins en pétard qui, ayant interrompu une représentation d’Après la passion selon Sade, voulaient leur casser la gueule. C’est moi qui, en revanche, l’ai initié à la littérature populaire et à la BD, qui allait devenir une de ses passions: réalisateur à la télé régionale, il y interviewa toutes les stars du neuvième art et y inventa un nouveau type d’émission, le tac au tac, où les dessinateurs dialoguaient par crobards interposés.
Nous avons longtemps eu un très ambitieux projet de revue, Golem, qui n’a malheureusement jamais vu le jour. Cela ne nous a pas empêchés de faire mille choses ensemble: des textes, des bandes son de films, et même des tableaux. Il a participé à mes courts métrages, moi aux siens. Quand il a pris en main la programmation cinéma du festival Sigma (où il a accompli un travail formidable), il m’en a aussitôt confié de larges pans. La première projection en France de films underground, c’était nous. La première grande rétrospective du cinéma chinois, encore nous. Et la révélation du Joueur de quilles, de Mark of the Devil ou du Charbonnier, toujours nous. Et quand on me confia les rênes d’un magazine érotique à trois ronds, Fascination, dont je m’efforçai contre vents et marées – et presque clandestinement – de faire une revue à part entière, il en signa (comme Jacques Boivin, Raphaël Marongiu, Noël Godin, Jean Rollin, Monika Swuine et plusieurs autres camerlots de même calibre) quelques-uns des plus mémorables articles.
dans Cinématon, de Gérard Courant
Rien n’a pu ébranler notre profonde amitié. Ni l’éloignement géographique (ce n’est qu’au mitan des années 1970 qu’il vint s’établir pour de bon à Paris comme moi), ni les divergences politiques (des engueulades homériques rythmèrent une longue période durant laquelle il pencha pour le maoïsme), ni la maladie (son combat contre le crabe, particulièrement pénible et douloureux, ne dura pas moins de deux décennies). Et rien, non plus, n’a jamais terni ma chaleureuse admiration pour son intelligence, sa bravoure et son talent. Surdoué, il touchait à tout avec bonheur: au cinéma, bien sûr, mais aussi à la littérature, à la philosophie, au dessin, à la peinture, à la musique. Les deux livres qu’il a publiés (l’un à La Brigandine, sous un pseudonyme, l’autre chez Veyrier, sous son nom) sont des bijoux, le second surtout, Méditerranée grise, glaçant de distanciation sophistiquée et cruelle. Et que dire de ses films? Mémento (1967-1968), Le Poisson lune (1969), Cinoche (1969), Le Pain quotidien (1970), Êtes-vous malades? (1973) et La Réquisition (1974) sont fascinants. Parfaitement maîtrisés, exemplairement rigoureux, austères jusqu’au vertige, à la fois foisonnants et minimalistes, sous-tendus d’humour caché, ils ne sont pas sans parenté évidente avec les réalisations de Jean-Pierre Lajournade, avec les premiers Garrel, voire avec les Hanoun de la même époque, et n’ont pourtant aucun équivalent. Ils sont, à eux seuls, une page importante de l’histoire du cinéma d’avant-garde. Qu’ils n’aient jamais été diffusés en VHS ni en DVD est une des preuves les plus flagrantes de l’incompétence et de la frilosité des éditeurs.
Philipe est mort le 7 janvier, à 17 heures, dans la chambre n° 1709 de l’hôpital Saint-Joseph, à Paris. En soins palliatifs, il se savait condamné. J’étais venu le voir la veille, comme tous les jours. Déjà dans le coma, il s’était soudain dressé sur son lit et, rejetant le drap, avait tenté de se lever. Il serrait rageusement les poings, et ses yeux qui ne me voyaient pas étincelaient de colère, de haine, de révolte contre la camarde à qui il refusait se s’abandonner. L’infirmière, appelée en hâte, lui administra une dose de morphine qui le fit s’endormir. Il n’allait plus jamais se réveiller. Et moi, je vais garder au cœur une plaie que rien ne saura refermer. Personne ne remplace un ami si précieux, si rare, qui s’en va. Ciao, Philipe.