Les autres Misérables
Une coïncidence comme on en rencontre tous les jours. À l’heure où déboule sur les écrans un risible et indigeste pâté musical lointainement inspiré du grand roman de Victor Hugo, je retrouve dans mes papiers cette chronique de mon cinémaroufle préféré. Noël s’y livre à un vertigineux exercice d’anatomie comparée de quelques Misérables cinématographiques d’antan. C’était il y a trente ans et demi, dans les colonnes du meilleur magazine de cinéma jamais conçu en Belgique (francophone). Fac-similé. [L’illustration est celle du blog.]
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Les autres Misérables
À l’occasion de la sortie de la pièce montée de Robert Hossein, il a été trompetté à tous les vents que le must du père Hugo avait d’ores et déjà donné lieu à au moins une cinquantaine d’adaptations filmées (32 pour UniFrance Film Magazine, toujours un peu moins tranche-montagne que ses collègues). Nous, nous voulons bien. Mais, à l’intention du lecteur ne tenant pas plus que ça à c’qu’on lui monte le verre en fleurs, nous aurions mauvaise grâce de ne pas relever qu’il ne nous paraît, au vrai, guère probable, quant à nous, que gouspinent de par le monde plus de dix-sept versions « grand écran » des Misérables (soit deux de plus seulement que pour ce qui en est de Lucrèce Borgia qui pourrait bien un de ces quatre coiffer nos claque-dents sur le poteau.)
Les tout premiers Misérables : ceux d’Albert Capellani (en 1906, sous les titre Le Chemineau qu’on chourava pour lors à Jean Richepin) qui n’ent est pas resté là puisqu’il a "écranisé" dans la foulée l’œuvre romanesque à peu près complète de Victor, y compris Marion Delorme (1912) et Quatre-Vingt-Treize (1914) qui n’ont jamais plus inspiré depuis aucun homme à la caméra.
Les plus cinématographiques : ceux de Richard Boleslawski (1935) qui, sans envoyer pour autant à loustaud ses marottes mystiquardes qui huitrifient quelque peu ici comme ailleurs sa trajectoire dramatique, a su somptueusement styliser sa mise en scène et lui conférer une irradiante densité plastique.
Les plus palpitants : ceux de Riccardo Freda (1947, sous le titre L’Évadé du bagne) qui en tournant son digest à tuberzingue, comme un mélo rocambolesque transalpin ordinaire, et en en adultérant les rebondissements en toute fantaisie en a fait un très délectable osso buco qu’il faut briffer sans arrière-pensée.
Les plus fidèles : ceux d’Henri Fescourt (1925) et de Raymond Bernard (1933) qui en épousant le mouvement épique réel du livre en restituent assez méritoirement tout le turbulent climax social et toute l’enveloppante philanthropie.
Les plus kitch : ceux de Frank Lloyd (1918), débridés, approximatifs et hurluberlus à souhait.
Les plus émouvants : ceux de Lewis Milestone (1952) qui s’est échiné à nantir ses personnages d’une vraie existence émotionnelle en bivouaquant dans leurs nappes souterraines.
Les plus gugusses : ceux de Jean-Paul Le Chanois (1957) qui fait suer la madeleine (c’est-à-dire qui triche péniblement en argot grec et ce sera là notre contribution personnelle à la célébration d’Europalia 82) en voulant manger à la fois au râtelier du populisme ringard, à celui du thorezisme pisse-vinaigre et à celui du boulevard cucul la praline.
Le plus inoubliable Jean Valjean : Harry Baur dans le Bernard.
Le plus inoubliable inspecteur Javert : Charles Laughton dans le Boleslawski.
La plus inoubliable Cosette : Sandra Milovanova dans le Fescourt (où elle incarne aussi Fantine).
La plus mémorable Fantine : Valentina Cortese dans le Freda.
Le plus mémorable M. Thénardier : Bourvil dans le De Chanois.
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La plus mémorable Mme Thénardier : Mistinguett dans le second Capellani (1912).
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Mais il faudrait aussi pouvoir se farcir les deux autres versions américaines muettes du best-seller (The Galley Slave de James Stuart Blacton, 1910, The Bishop’s Candlesticks de Norman McKinnell, 1929), la version russe (Gavroche, de Tatiana Loukachevitch, 1937), la version mexicaine de Fernando A. Rivero (1943), la version égyptienne de Kamal Selim (1944) pour laquelle Georges Sadoul en chipait tant, la version indienne de K. Ramnoth (1955) et les deux versions nippones, la première frigoussée par Tomu Uchiada (1929) et la seconde (1950) par les efforts conjugués de Daisuke Itoh, de Masahiro Makino et de la principale idole des jaunes avant Mifune, nous avons nommé Sessue Hayakawa qui, par ailleurs, y valjeanisait ad libitum.
Noël Godin, « Bloc note d’un cinémaroufle », Visions n°2, 15/10/1982, Bruxelles.