Lectures pour tous : Alban Lefranc
« Il y a ce premier moment de parole vraie quoique modeste qui est le combat contre Junie Hall à Chicago où Cassius jette à son adversaire un you like it bitch qui produit un effet prodigieux. Junie Hall baisse les bras de stupeur et Cassius le cueille au menton. L’arbitre le sermonne, mais un K.-O. est un K.-O.
« Malgré toutes les remontrances de son entraîneur, Cassius continue de jeter des slut et des bitch sur le ring et réussit à les prononcer à des moments tout à fait inattendus. Les adversaires sont prévenus, se promettent de rester calmes, de ne pas se déconcentrer. Les entraîneurs de ses adversaires prennent le temps de leur expliquer que c’est une stratégie minable de cette grande gueule de Louisville et que toute marque de déconcentration dans un combat, tout énervement, toute colère produit un débordement de gestes, un moutonnement, une giclée comme un Coca Cola décapsulé trop vite et que cette giclée de Coca Cola opposée à la vitesse de Clay leur vaudra une défaite certaine. "Garde toujours ton calme, ne fais pas attention à toutes les saloperies qu’il te dira", concluent les entraîneurs des adversaires de Cassius. Mais les points de pénalité ont beau tomber, Clay trouve chaque fois de nouvelles fleurs de rhétorique, et un lick my ass à l’oreille de Reginald Brown ou de William Page ou d’un quelconque oublié depuis et armé pourtant de la meilleure volonté produit toujours son effet. Tantôt son adversaire glisse dans la rage et dans la rage perd tous ses moyens, tantôt il perd tous ses moyens tout de suite. La plupart du temps, ses adversaires se ruent dans la colère comme les porcs où Jésus a mis l’esprit malin foncent dans le précipice. »
Alban Lefranc, Le ring invisible, Verticales, 2013