Les maires des deux villes concernées font cause commune: de bords politiques différents, ils partagent le même objectif, que ces nouveaux venus quittent au plus vite le terrain qu’ils occupent sans autorisation. Ils ont mouillé leur chemise pour que le propriétaire engage une procédure d’expulsion. En vue des élections municipales de 2014, tout le monde s’en mêle, à coups de pétitions, de lettres aux habitants et de débats entre élus, sur fond de rumeurs et de tensions avec le voisinage.
Ce recoin boisé du sud-est de l’Île-de-France n’est pas un cas isolé. Les expulsions de campement sont partout en France un enjeu local de choix dans la perspective d’échéances électorales. Le Not in my backyard (pas dans mon arrière-cour), selon l’expression anglo-saxonne, bat son plein avec la bénédiction du ministre de l’intérieur. Manuel Valls martèle que les démantèlements se poursuivront et ne rate pas une occasion de rappeler qu’il a lui-même été maire d’Évry et qu’il soutient les démarches d’élus mécontents.
Selon les toutes dernières données délivrées par la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et l'European Roma Rights Center (ERRC), 4066 personnes ont été évacuées de force en juillet et août 2013: 39 fois lors d’opérations de police et 3 fois en raison d’incendies. La hausse est continue: en 2012, sur la même période, 3407 avaient été délogées, un chiffre déjà en augmentation par rapport à l’année précédente.
L’endroit pourrait être bucolique. Logé sur un îlot de verdure de plusieurs hectares, le terrain est à peine visible de l’extérieur. Aux alentours, des cours de tennis, un club de sport adossé au stade de Palaiseau, un parking et des immeubles bas de classes moyennes. L’accès se fait par la cité de l’actuel ministre délégué à la ville, François Lamy, ancien maire. Un petit pont indique le chemin. À l’entrée, le passage est entravé par des blocs de pierres amassés par les services de la mairie de Villebon-sur-Yvette pour empêcher les véhicules d’avancer. Une femme balaie le sol, un homme transporte un réfrigérateur sur un caddie. Surgit alors l’usine laissée à l’abandon depuis des lustres, immense structure en béton armé, support de milliers de graffitis, de toutes tailles et de tous styles. Photogéniques, ces éclats de couleurs ont servi de décor à des clips du groupe de rap Sexion d’Assault et d’un projet collectif en hommage à Stéphane Hessel.
Sous de gigantesques arcades, laissant entrevoir des bandes de ciel, un village s’est constitué au fur et à mesure. Des cabanes strictement alignées bordent deux rues: celle de Buzau, celle de Bucarest, en référence aux villes d’origine de ces habitants européens précaires. À la différence de la plupart des campements, celui-ci dispose d’un sol en dur. La boue, il y en a dans les parages, notamment pour aller aux toilettes, mais pas autour des maisons. Fabriquées en tôle et plaques de bois, la plupart disposent d’une porte qui ferme et de mini-fenêtres recouvertes de vitres ou de plastique transparent.
Les intérieurs sont impeccablement rangés, juxtaposition de tissus, d’affiches et de morceaux de moquette pour assurer l’isolation. Le mobilier est succinct: quelques meubles de récupération, lits et fauteuils surtout, des coussins, des peluches et des écrans de télévision. Des sacs suspendus aux murs font office de tiroirs. En ce mois de septembre, les poêles ne sont pas encore allumés, mais comme il commence à faire frais, les habitants gardent pulls et vestes tout au long de la journée. L’activité est intense en cette fin de matinée, des femmes font la vaisselle devant chez elles, des hommes désossent des machines à laver, d’autres trient des vêtements, une dame âgée raccommode un pantalon. De l’avis général, cette friche urbaine, longtemps repaire de dealers, n’a jamais été aussi bien entretenue depuis que des personnes y vivent. Cet endroit, c’est mon frère et son copain qui l’ont trouvé, raconte Alin Vasile, 19 ans, dont l’activité principale consiste à parcourir les routes de Paris et sa banlieue en quête d’habits et de tissus. Il n’y avait personne, c’était tout sale. La famille est venue, d’autres ont suivi. On a tout nettoyé, maintenant on est bien là. C’est propre, les gens d'ici sont gentils, poursuit-il.
« Tout ce qui a été obtenu auprès des maires, nous l’avons arraché »
Des fils électriques se baladent, une ampoule à nu éclaire un coin cuisine, du linge sèche sur un câble. Le courant est capté sur le réseau de distribution EDF. La mairie de Palaiseau n’empêche pas les habitants d’aller chercher de l’eau au stade, des poubelles ont été installées et le ramassage des ordures est prévu. Quant à Villebon, son maire a fini par accepter d’inscrire à l’école deux fillettes, après avoir refusé au motif que le campement allait être expulsé. Tout ce qui a été obtenu auprès des maires, nous l’avons arraché, indique Robi Peschanski, membre de l’association Savalferr (Solidaires à Villebon avec les familles et roms et roumaines) impliquée quotidiennement auprès des familles.
Ce militant souligne que la scolarisation est non seulement une obligation légale pour les municipalités mais aussi le résultat d’un long travail de conviction auprès des parents. À l’usine Galland, selon le nom d’usage du lieu, les hommes sont ferrailleurs ou chiffonniers. Il arrive que les petits soient envoyés dans les containers pour chercher les habits ensuite revendus sur les marchés aux puces. Pour nous, que les enfants aillent à l’école est une victoire, insiste-t-il. Maintenant que les maires ont fait quelques gestes, ils ont l’impression d’avoir fait leur B.A., ils ne pensent plus qu’à l’expulsion, regrette-t-il.
Dans le but de dépolitiser leur démarche, à Villebon-sur-Yvette, Dominique Fontenaille, divers droite, et à Palaiseau, Claire Robillard, PS, avancent main dans la main. Dans un courrier cosigné adressé à leurs électeurs en date du 31 mai 2013, ils exposent ce qu’ils ont fait en vue du démantèlement. Tout en assurant agir conjointement avec les services du conseil général pour garantir les meilleures conditions sanitaires et sociales, ils rappellent s’être efforcés dès le début de régler ce problème et se réjouissent d’être parvenus à convaincre le propriétaire de porter plainte. Ce dernier, en bisbille avec les municipalités en raison de ses projets immobiliers, n’était pas pressé d’engager une procédure. Mais, à force de sollicitations, les maires ont obtenu gain de cause: un référé a finalement été déposé au tribunal d’instance d’Évry. Le sens de la décision que l’un et l’autre attendent est clairement énoncé dans leur missive: L’affaire est entre les mains de la justice à qui il appartient de prononcer l’évacuation du site.
Interrogé au téléphone, le directeur de cabinet de Claire Robillard, Claude Sicart, estime que Palaiseau a fait au mieux et que l’évacuation est inéluctable. Les maires, dit-il, ne disposent pas des moyens pour affronter une question qui, selon lui, doit être traitée à l’échelon régional, national et européen. Je ne dis pas que c’est la faute des autres, mais vous imaginez bien qu’une collectivité de 30.000 habitants, avec les difficultés économiques et sociales qui sont les siennes, ne peut pas prendre en charge ces personnes, déclare-t-il, renvoyant vers les associations comme l’abbé Pierre qui fait des choses très bien.
Dès leur arrivée, les personnes vivant à l’usine Galland, désignées dans les courriers officiels ainsi que dans la requête de l’assignation en référé selon leur appartenance ethnique (Roms plutôt que Roumains), ont été considérées comme indésirables. Le maire de Villebon-sur-Yvette, en première ligne, n’a pas perdu de temps. Il s’est adressé à ses administrés à peine trois semaines après les premières installations. Deux sites comprenant environ 400 personnes au total étaient alors concernés, l’un d’entre eux, situé en face d’Auchan, ayant entre-temps été expulsé.
Dans ce courrier en date du 18 septembre 2012, sur papier glacé, Dominique Fontenaille, à la fibre sociale revendiquée, n’y va pas par quatre chemins. Maire depuis dix ans, il se dit désarmé face à une situation d’invasion absolument intolérable. Affirmant comprendre parfaitement les habitants qui se plaignent, il promet de ne pas rester les bras croisés. Le terme d’invasion, répété à deux reprises dans la lettre, fait sursauter certains habitants, signe que les “riverains” ne sont pas tous “exaspérés” par leurs nouveaux voisins. Le collectif Savalferr se constitue à cette occasion autour d’un document partagé Doodle pour organiser les tours de ramassage scolaire. Parmi les 35 membres, se trouvent des personnes à la retraite, des parents d’élèves et des gens de la paroisse, résume Robi Peschanski. Quelques conseillers municipaux aussi, élus sur la liste d’opposition à Villebon-sur-Yvette.
« Il y a toujours eu des tagueurs et des drogués, mais là, avec ces Roms, ça fait peur »
Conseillère socialiste en bonne position sur la liste d’union de la gauche aux prochaines élections municipales, Ophélie Guin emmène régulièrement des enfants à l’école. Elle est en désaccord avec la politique menée par le maire, mais ne critique pas en bloc son action: Il a fait des choses, indéniablement, comme reloger deux familles et scolariser les enfants. Je regrette néanmoins qu’il l’ait fait sous la pression et qu’il n’ait pas fait preuve de beaucoup de transparence, en ne disant pas la même chose à tout le monde.
« La situation est complexe, reconnaît-elle. Il faut être honnête, même avec la meilleure volonté, intégrer 400 personnes d’un coup est quasiment impossible pour une municipalité comme la nôtre. Mais je trouve gênant que les maires de Villebon et de Palaiseau aient forcé la main du propriétaire pour qu’il porte plainte. Le campement est bien entretenu. Je me place dans le cadre de la loi. Les municipalités ne peuvent prendre un arrêté d’expulsion qu’à condition que l’ordre public soit menacé. Or ce campement ne pose pas de problème majeur de sécurité. Les questions d’insalubrité qui sont soulevées pourraient trouver des solutions. La proposition d’installer des toilettes chimiques mérite d’être étudiée. »
En conseil municipal, plusieurs débats ont porté sur le campement, sans pour autant dégénérer en bataille rangée. Ophélie Guin admet s’être posé la question de l’opportunité de sa participation au tour de ramassage. Elle sait que les maires voient défiler dans leurs bureaux des voisins qui disent des horreurs sur les Roms. La pression doit être forte. Il n’est pas forcément facile de résister, surtout avec les élections municipales. Il peut y avoir un enjeu de réélection, observe-t-elle. De son côté, elle affirme être en accord avec elle-même. Je saurai défendre mes convictions si je suis prise à parti, assure-t-elle.
Il suffit de se poster devant l’usine Galland pour comprendre le rejet suscité. Il faut qu’ils partent, il faut nous en débarrasser. Ces gens-là n’ont rien à faire là, tonne un homme d’une cinquantaine d’année en jogging avant même qu’on ait eu le temps de lui demander quoi que ce soit. Ce n’est pas un riverain, puisqu’il habite Fresnes. Mais cela ne l’empêche pas d’avoir un avis tranché: Je viens faire de la musculation dans la salle de sport trois fois par semaine. Avec leurs machins, les Roms font brûler du plastique. Moi, je fais de la muscu et je respire ça, cette pollution c’est insupportable. Et puis, il y a un problème pour se garer, ils prennent toutes les places du parking, marquez-le ça, marquez-le, poursuit-il. « C’est vrai qu’ils n’ont rien abîmé, reconnaît-il aussi, mais il faut qu’ils partent, ils nous envahissent.»
Une voisine, qui habite quelques rues plus loin, fait le même diagnostic: « Je ne dis pas qu’il faut les empêcher de vivre, mais ils ne peuvent pas rester là. À cause d’eux, c’est une vraie décharge ici, ils volent des branches et puis ça sent mauvais. Ils ne sont pas comme nous ces gens-là. » « Il y a toujours eu des tagueurs et des drogués, mais là, avec ces Roms, ça fait peur. Imaginez qu’ils viennent chez vous ! Je ne dis pas pour moi, mais je connais des voisins qui sont prêts à venir avec des haches pour les déloger.»
Plusieurs personnes se sont plaintes des toilettes sommaires (des planches et un trou) installées au fond du campement. Mais le maire n’a jamais donné suite aux demandes de sanitaires convenables. À Palaiseau, Claude Sicart explique qu’« une collectivité comme la nôtre ne peut pas se permettre la location de toilettes chimiques ». Toute considération économique mise à part, il estime par ailleurs que « le problème des approches humanistes est qu’elles attirent toujours plus de monde ». Autrement dit, il s’inquiète de l’effet d’appel d’air, alors que le nombre de Roms en France, aux alentours de 20.000, est considéré comme stable depuis au moins une décennie.
C’est sur ces braises que souffle le FN départemental dénonçant, le laxisme du gouvernement Hollande, la politique d’enfumage de Manuel Valls et la complicité de certaines municipalités. Sur son site, la fédération du 91, à propos de l’usine Galland, fustige cette immigration massive et incontrôlée qui est le terreaux de l’insécurité, reprochant à la mairie de Palaiseau d’avoir mis à disposition l’eau de la ville qui peut être prélevée en toute illégalité par les roms au détriment des Palaisiens et Villebonnais, constituant un appel d’air sans précédent.
Alors qu’une guerre des pétitions (pour ou contre l’expulsion) est déclarée, Ophélie Guin se rappelle des réunions publiques très agitées avec des habitants extrêmement remontés. L’un d’entre eux disait avoir retrouvé un Rom dans son garage. Un autre râlait à cause des poubelles renversées sur le trottoir. À l’intérieur de l’usine, les résidents affirment eux avoir été violemment attaqués. Il y a eu une tentative d’incendie sur une haie autour du campement, minimise Claude Sicart, qui indique que le nombre de faits de délinquance à Palaiseau est relativement stable, peut-être en légère augmentation. Mais, reconnaît-il, sauf à prendre les gens en flagrant délit, on ne peut pas attribuer cette hausse à la cette communauté.
Pour autant, la procédure judiciaire en vue de leur expulsion est enclenchée. Trente-quatre adultes sont assignés à comparaître devant le tribunal dans quelques jours. Le collectif de riverains solidaires déplore qu’une fois de plus les efforts d’intégration déployés depuis un an soient réduits à néant si le juge accède à la demande du propriétaire… ou plutôt des maires. Dominique, je l’aime bien. Au début, il venait le samedi avec des bonbons. C’est vrai qu’on l’a moins vu ces derniers temps, constate Alin Vasile, qui n’a pas été destinataire des deux lettres envoyés par l’édile de Villebon-sur-Yvette.