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17 octobre 2014

« Sade nous concerne tous » [entretien avec Annie Le Brun]

[entretien avec Annie Le Brun, par Frédéric Joignot,
à propos de l'exposition d'Orsay, « Sade. Attaquer le soleil »]

[petit cadeau de SAVM aux malheureux qui n’ont pas accès
aux pages « abonnés » du journal de référence]

~

Les relations de Sade (1740-1814) et d’Annie Le Brun forment une longue histoire passionnelle. En 1977, l’écrivain préface la première édition des œuvres complètes du "divin marquis" par Jean-Jacques Pauvert – en 1945, la publication d’Histoire de Juliette avait valu dix ans de poursuites judiciaires à l’éditeur. Suivront notamment Soudain un bloc d’abîme, Sade (Jean-Jacques Pauvert, 1986), Vagit-prop. Lâchez tout et autres textes (Ramsay-Pauvert, 1990), Sade, allers et détours (Plon, 1989). À l’occasion du bicentenaire de la mort de Sade, elle est commissaire général de l’exposition « Sade. Attaquer le soleil », présentée au Musée d’Orsay.

attaquer le soleil

On fête le marquis de Sade comme un classique, lui qui a été si longtemps considéré comme un maudit. Cherche-t-on à le neutraliser ?

Sade résistera à toute neutralisation, je crois qu’avec lui on peut être rassuré. On ne lit sans doute pas plus Sade aujourd’hui qu’hier, mais on l’enveloppe des plus diverses analyses historiques, psychologiques, médicales, linguistiques, comme pour nous protéger de l’abîme auquel il nous confronte.

Une grande entreprise de normalisation a commencé. La forme moderne de la censure n’est plus d’interdire, mais de désamorcer, par excès de commentaires, d’interprétations, par une sorte de gavage qui finit par tout rendre équivalent. Mais l’œuvre demeure, irréductible.

Qu’est-ce qui résiste chez Sade, qui nous concerne aujourd’hui ?

L’extraordinaire chez Sade est qu’avant Nietzsche, avant la psychanalyse, il mette la pensée à l’épreuve du corps. Il met vraiment la philosophie dans le boudoir, à l’inverse de tous les autres qui, dans le meilleur des cas, font de l’érotique une dépendance de leur système. Lui, au contraire, nous révèle que l’exercice de la pensée n’est pas une activité abstraite, mais qu’elle est déterminée par les mouvements des désirs et que sa source est avant tout pulsionnelle. C’est la phrase fameuse dans Histoire de Juliette: "On déclame contre les passions sans songer que c’est à son flambeau que la philosophie allume le sien."

Tel est ce qui caractérise la pensée sadienne. Ses héros ne pensent jamais à froid, ils dialoguent, ils prennent du plaisir, il y a chez eux un perpétuel "échauffement" de l’esprit, une continuelle surenchère de l’imagination érotique sur le raisonnement, qui en est troublé. Et ce trouble se communique au lecteur, subjugué à son tour. D’ailleurs Juliette, l’héroïne favorite de Sade, le dit bien: "Ma pensée est prompte à s’échauffer", révélant comment la pensée se met en mouvement. Sade est le premier à nous dire cela, et, plus encore, à nous le faire ressentir.

Vous parlez d’un "cogito" sadien, d’une rupture philosophique majeure, qui nous précipite dans la modernité…

Dès 1782, il s’oppose en effet à Descartes: "Je pense, donc je suis. Cette idée, dit cet auteur, n’a aucun son, aucune couleur, aucune odeur, etc., donc elle n’est pas l’ouvrage des sens. Peut-on s’astreindre aussi servilement à la poussière de l’école ?", pour conclure:  "Point de sens, point d’idées". Pour lui, la pensée est toujours incarnée, Il nous montre que le corps désirant travaille et sape toujours la raison, les beaux discours, la morale, et qu’en revanche une pensée est à l’œuvre qui nourrit les désirs, incite à les poursuivre sans jamais y renoncer, quel qu’en soit l’excès, jusqu’au crime parfois. Car il y a pour Sade une criminalité inhérente au désir, comme il l’affirme dans La Philosophie dans le boudoir: "Il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande." Voilà ce qu’on ne peut lui pardonner. Même si là et ailleurs, il annonce aussi bien Freud que le docteur Krafft-Ebing…

Vous pensez à ce catalogue des passions sexuelles que sont Les Cent Vingt Journées de Sodome ?

Sade y décrit six cents passions, des "passions simples", "doubles", "criminelles" et "meurtrières", ce qui a fait dire à Maurice Heine, son éditeur dans les années 1930, que Sade est "l’homme à qui revient l’initiative de l’observation méthodique et de la description systématique" des perversions sexuelles. Seulement, à la différence des descriptions qu’en fait von Krafft-Ebing dans sa Psychopathia Sexualis, Sade nous les montre en action, il les incarne dans des personnages assumant leurs vices, tenant des propos scandaleux. Il les accompagne dans leur vertige et le pire est qu’il nous entraîne. Georges Bataille l’a bien vu, quand il rappelle qu’on ne saurait lire Les Cent Vingt Journées de Sodome sans une sorte d’"énervement sensuel" qui réveille en nous des pulsions enfouies. D’autant que dans cette perspective Sade a continuellement conscience qu’il replace l’homme au milieu des forces qui régissent l’univers, le faisant participer d’une nature violente, sexuée et immorale, qu’il lui importe en même temps d’excéder, en ce qu’elle constitue un défi pour la pensée.

Défendant un individu libre, souverain et jouisseur, certains ont dit que Sade vouait un culte maladif à des aristocrates despotiques. Ou encore qu’il était un individualiste ultralibéral avant l’heure. Qu’en dites-vous ?

En faire le premier penseur ultralibéral, une sorte de libertaire libertin épanoui, est sans objet. Sade sait combien la liberté est dangereuse et l’homme souverain inquiétant. Il est un des très rares écrivains, peut-être le seul, à mettre la nature humaine à nu. Il peint des personnages libérant toute la violence de la passion sexuelle, l’exerçant au détriment des autres, parfois jusqu’à une cruauté sans pareille. Mais, là où il nous inquiète le plus, c’est en nous rappelant que ces actes sont monnaie courante dans l’histoire. Ses personnages jouissant de leurs crimes sont de tous les temps.

Dès la première page des Cent Vingt Journées, il nous prévient qu’il va mettre en scène quelques-unes de "ces sangsues toujours à l’affût des calamités publiques qu’ils ont fait naître au lieu d’apaiser, et cela pour être à même d’en profiter avec plus d’avantages". Il nous oblige à regarder ses personnages en face, il montre qu’ils nous troublent et qu’ils vivent en nous. C’est pourquoi Sade nous concerne tous. Ses livres nous rappellent combien le vernis de la civilisation est fragile et de quelle nuit inquiétante viennent nos désirs, qui peuvent ressurgir à tout moment. Regardez ce qui s’est passé tout près d’ici, dans l’ex-Yougoslavie, au cours des années 1990, tous ces massacres, ces femmes enlevées, ces viols…

On a encore dit que Sade justifiait le crime sexuel. Dans son film Salo, inspiré par l’œuvre de Sade, Pasolini assimile Les Cent Vingt Journées à la violence fasciste…

Si je tiens Pasolini pour un grand cinéaste, il me semble impossible de rattacher les romans de Sade à une période historique précise ou de les assimiler à tel ou tel régime. Pour lui, le crime reste un crime, quel que soit l’emballage idéologique. Sade reste le narrateur et le penseur radical de la noirceur humaine, refusant toutes les formes de justification que nous nous trouvons d’habitude pour excuser notre sauvagerie, que ce soit la patrie, la religion, la race, la révolution.

Sade nous enlève toutes nos excuses, tous nos garde-fous, toutes nos explications bien commodes pour nous montrer un homme jouisseur par nature, prompt à se servir des autres, emporté par des passions injustifiables. En cela, sa pensée défie les penseurs optimistes comme Hegel et le courant progressiste, qui avancent qu’après les périodes sombres de l’histoire la raison reprend ses droits, la négativité se dissout dans un nouvel élan de progrès social et de positivité. Chez Sade, le "noir" résiste, comme une source foisonnante, créatrice, n’en faisant pas moins entrevoir sur quel néant nous avançons.

Vous dites pourtant que Sade est moral. De quelle manière ?

De son vivant, Sade s’est opposé à la peine de mort, il a dénoncé les massacres des guerres de religion et l’Inquisition, il s’est opposé à la guillotine. Face à Robespierre qui, en principe opposé à la peine de mort, va la justifier pour des raisons idéologiques, c’est paradoxalement Sade qui est moral, refusant une fois pour toutes que la fin justifie les moyens. Son "malheur", comme il le dit encore, est "d’avoir reçu une âme ferme qui n’a jamais su plier et qui ne pliera jamais". A penser comme un de ses héros libertins que la philosophie "n’est point l’art de consoler les faibles" et qu’"elle n’a d’autre but que de donner de la justesse à l’esprit et d’en déraciner les préjugés", Sade est encore moral.

En même temps, il se montre résolument athée et matérialiste, et ne cesse de blasphémer…

Sade a lu les matérialistes et les athées du XVIIIsiècle, Nicolas Fréret, La Mettrie, Diderot, Helvétius, le baron d’Holbach, qui, en quelques décennies, ont bouleversé la pensée européenne et voulu libérer l’homme des entraves religieuses et politiques. Les personnages de ses romans les citent, ou plus souvent les détournent. S’appuyant sur eux, il ne rate jamais une occasion de démontrer l’inexistence de Dieu, comme une gymnastique nécessaire à la santé de l’esprit.

Et si Sade rejoint là le Don Juan de Molière et les penseurs des Lumières, il se propose en même temps d’éradiquer en l’homme le besoin de croire, d’instaurer une transcendance, à l’origine de toutes les formes de servitude volontaire. En cela, il va plus loin que tous les autres.

C’est-à-dire ?

Il ne lui suffit pas de rejeter Dieu, mais il en tire les conséquences, en opposant la notion de souveraineté à toute loi susceptible de limiter les passions, et du même coup d’attenter à la singularité de chacun. Pour lui, qui a passé vingt-sept années en prison, soit un tiers de sa vie, une lutte continuelle est engagée entre le désir de souveraineté de l’individu, les lois de la société et les préjugés moraux ou politiques. Cette affirmation sauvage est bouleversante parce qu’elle advient au moment où la Révolution et Robespierre célèbrent le culte de l’Être suprême, s’installent dans le mensonge idéologique que Sade dénonce avec force dans Français, encore un effort si vous voulez être Républicains, cinquième dialogue de La Philosophie dans le boudoir. En cela, il annonce les grands enjeux de la modernité…

C’est cette modernité que vous voulez montrer à travers l’exposition « Attaquer le soleil »?

Si l’influence de la pensée de Sade dans les profondeurs du XIXe siècle a été reconnue dans la littérature, que ce soit chez Apollinaire, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Huysmans, Lautréamont, on ne l’a pas perçue dans la peinture. Le pari de cette exposition est de montrer la rencontre de Sade avec la sensibilité du XIXe siècle, au moment où, à la suite de la montée de l’incroyance, les cadres de pensée comme les normes de la représentation étant en train de s’écrouler, les questions qu’ils posent autour de l’irreprésentable violence du désir sont celles qui inquiètent alors la peinture.

Par exemple ?

Dans son Journal, Delacroix parle de "ce fond tout noir à contenter". Très proche de Baudelaire, il a vraisemblablement lu Sade. Ne l’aurait-il pas fait, la rencontre est telle qu’à considérer, par exemple, l’étude pour La Mort de Sardanapale, que nous avons la chance d’avoir obtenue du Louvre, on peut se demander si ce n’est pas une illustration des Cent Vingt Journées de Sodome, alors que le texte en reste inconnu jusqu’au début du XXe siècle. L’important est aussi que, quand on commence à affronter ces forces-là, on ne peut plus peindre de la même façon. Ainsi Degas, avec Scène de guerre au Moyen Age (1863-1865) qui représente une chasse aux femmes, où l’une est poursuivie à cheval, les autres abattues ou tuées à coups de flèches, rend compte d’une violence qui va le conduire à réinventer le nu. C’est sans doute pourquoi Degas se rendra dans les bordels parisiens pour y saisir sur ses monotypes la sauvagerie des corps dénudés échappant aux attitudes codées. De son côté, Ingres peint des corps de plus en plus érotisés, comme en témoigne le chemin parcouru entre la première version de Roger délivrant Angélique (1819) et Le Bain Turc (1862). Sans parler de Courbet et de la violence qui est à l’œuvre dans L’Origine du monde (1866); violence plus grande encore qu’on retrouvera dans la première période de Cézanne…

Mais n’est-ce pas au début du XXsiècle, avec les surréalistes, que Sade est officiellement reconnu comme un auteur majeur ?

Sans aucun doute, mais c’est l’histoire d’un grand décentrement, au cours duquel le désir va devenir le sujet de la peinture. En fait, c’est une histoire souterraine qui, partant de La Philosophie dans le boudoir, aboutit aux Demoiselles d’Avignon (1907) – dont le titre de départ est Le Bordel philosophique. Et non sans raison, puisque, avec ce tableau, Picasso en arrive à mettre la peinture dans le boudoir, avant que le surréalisme ne reconnaisse le désir comme le grand inventeur de formes.  

Au début du siècle, le grand passeur de Sade est Apollinaire. Son roman Les Onze Mille Verges (1907) n’est pas une galéjade, mais un texte dérangeant, inquiétant, sur la férocité du désir. Il est intéressant que ce livre paraisse l’année où Picasso, dont il est alors très proche, termine Les Demoiselles d’Avignon. Quelques années après, c’est par Apollinaire que Breton, Soupault, Aragon accèdent à Sade.

Un peu plus tard, Robert Desnos publie De l’érotisme. Considéré dans ses manifestations écrites et du point de vue de l’esprit moderne (1923), où il explique qu’il y a un avant et un après-Sade. La revue La Révolution surréaliste ouvre une rubrique intitulée "Actualité du marquis de Sade", Georges Bataille donne un texte érotique, Histoire de l’œil (1928), et les manifestes de Breton incitent l’homme à aller au bout de ses désirs et de ses rêves. C’est dire l’influence de Sade à cette époque…

Elle se fait sentir dans les arts visuels avec plus d’acuité encore. Selon vous, ce n’est pas un hasard. Pourquoi ?

La peinture est une pensée du corps, plus à même de rendre compte de ses métamorphoses. Car l’image du corps va être bouleversée de l’intérieur, comme en témoigneront violemment les œuvres de Félicien Rops, Edvard Munch ou Alfred Kubin, se rapprochant d’une expression longtemps tenue dans les marges des curiosa ou de la folie – d’ailleurs évoquées dans l’exposition –, pour rejoindre ainsi la pensée nue de Sade qui n’admet aucun des présupposés religieux, idéologiques ou sociaux.

La photo, le cinéma, le film X et d’horreur, les nouveaux arts du siècle ont aussi été touchés…

De nombreuses photos de Man Ray, d’Henri Cartier-Bresson, des cartes postales érotiques mises en scène, des photomontages de Jindrich Heisler, de Hans Bellmer, autant d’œuvres dont Sade semble être le foyer lointain, et qui bousculent les représentations connues de la sexualité. Dans le cycle « Sade au cinéma », nous présentons L’Age d’or (1930), de Luis Buñuel, Salo ou Les Cent Vingt Journées de Sodome (1975), de Pasolini, ou encore L’Empire des sens (1976), de Nagisa Oshima, le premier film non pornographique à montrer de véritables scènes sexuelles et toute l’intensité sinon la férocité du désir féminin.

Comment ne pas penser à la Juliette de Sade, dont on a dit qu’elle était la première femme sexuellement libre ?

La Juliette de Sade est un personnage extraordinaire, dans lequel je crois que Sade s’est beaucoup projeté, et son coup de génie est d’avoir choisi une femme pour incarner cette liberté radicale. Dans ce roman, la femme et l’homme se retrouvent à égalité dans la liberté, l’ambition, la perversion et le crime. Tous les rôles traditionnels de la femme sont balayés par Juliette elle-même, qui invente jour après jour sa singularité pour aller chercher en elle, au cours de sortes de rêveries érotiques, ce qu’elle désire vraiment.

Pour Apollinaire, Juliette représente "la femme nouvelle" que Sade entrevoyait, un être, dit-il dans une formule un peu angélique, " dont on n’a pas encore idée, qui se dégage de l’humanité, qui aura des ailes et qui renouvellera l’univers"»Ce n’est pas le moindre des paradoxes que Sade, qui décrit si souvent des femmes maltraitées, ait imaginé un personnage de femme radicalement libre qui proclame: " Le passé m’indiffère, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir." Tout est dit.

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