Rééditions de La Brigandine : une préface d'Olivier Bailly
Je vous parlais tantôt de la publication fort bienvenue et en un seul volume, aux éditions de La Musardine, de La Loque à terre, Fête de fins damnés et Cime et châtiment, trois romans du catalogue de La Brigandine. On peut lire ci-dessous la préface rédigée pour l’occasion par Olivier Bailly, qui m’a autorisé à la reprendre telle quelle. Qu'il en soit grandement remercié. Et que cela ne vous empêche pas, bande de mécréants hédonistes, d’acquérir le livre (sur le site de La Musardine ou celui d’Amazon si nécessaire, car les quelques libraires qui ont bien voulu le poser sur leurs tables vont être priés bientôt, faut qu’ça rotationne vite fait, de faire de la place). Souhaitons en tout cas que La Musardine décide de transformer l’essai, comme disent les cyclistes qui jouent au rugby le dimanche, et de poursuivre cette réédition à un rythme soutenu. Bébé noir et la Musardine totalisent 124 volumes. Libérons des étagères.
Sur l’histoire de Bébé noir/Brigandine on lira avec moult intérêt deux textes de Vincent Roussel, « Le Petit Pervers Du Peuple: Hommage à La Brigandine », Chéri-Bibi n°6 (hiver 2010), et « Le Droit à la caresse », qu’il a déposé sur un de ses blogs (ICI) au prétexte de cette jouissive réédition. On relira également les multiples travaux de Bernard Joubert sur la censure, dont bien entendu Histoires de censure. Anthologie érotique (La Musardine, 2006). S’il nous reste un peu de temps avant de partir au bureau, à l’usine, à la ferme ou à la caserne, on pourra se retaper la correspondance de Guy-Ernest et le Journal de prison de Donatien Alphonse.
Quant à Jean-Claude Hache, l'ami dont on parle beaucoup ci-dessous, et sans qui tout cela n'aurait sans doute pas eu lieu... A l'intention des visiteurs sans mémoire, et de ceux qui n'étaient pas nés il y a trois ans et demi, nous glissons CECI.
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Sous le signe du fion, par Olivier Bailly
Le feu couve toujours sous l’eau qui dort. Plus de trente ans après leur parution, la Musardine exhume La Loque à terre, Fête de fins damnés, Cime et châtiment(1). Pourquoi sortir de l’oubli ces histoires polissonnes commises par Georges de Lorzac, Gilles Soledad et Pierre Charmoz, trois auteurs que l’Histoire littéraire persiste à ignorer ?
Au commencement il y a le Plaisir. Avec une majuscule. Du nom d’une collection de bouquins trouduculesques publiés à partir de l’automne 1979 sous une enseigne de circonstance : le Bébé noir. La naissance de ce bambin tient du hasard. L’éditeur Henri Veyrier traverse alors une mauvaise passe: il doit de l’argent à son distributeur, la Sodis. Histoire qu’il se renfloue, cette filiale du groupe Gallimard lui propose de se lancer dans le polar érotique. Ce marché a encore quelques beaux jours devant lui. La proposition n’arrive pas par hasard: Jean-Claude Lattès, éditeur d’ouvrages libertins, vient de rejoindre la concurrence, Hachette. La Sodis se retrouve devant un trou qu’il faut combler. Veyrier accepte le deal et, au lieu d’engager un vieux briscard du roman leste, il demande à l’un de ses employés, Jean-Claude Hache, de mettre sur pied un catalogue. Ce choix est un coup de génie. Car, si Hache ne sait rien aux livres qui ne se lisent que d’une main, il apprendra vite.
Les éditions du Bébé noir sont domiciliées au 22, rue de Nesle, là où siègent les éditions Henri Veyrier. Deux noms, deux affaires. Si la première publie des romans à consommer de suite, la seconde possède un fonds de livres de référence, notamment sur le septième art, parmi lesquels figure Le Masochisme au cinéma de Jean Streff, auteur qui n’est pas étranger à cette nouvelle aventure(2). Scinder les deux activités permet à Veyrier de garder l’eau du bain si l’on doit jeter le Bébé noir. Ce qui ne manque pas d’arriver. Après 28 titres sa croissance est stoppée net par trois interdictions fatales: vente aux mineurs, affichage et publicité. À partir du mois de mai 1980 l’éditeur devra effectuer un dépôt préalable: chaque roman doit d’abord passer par la commission de surveillance avant sa sortie commerciale. « Ce n’était pas pensable. Alors on a changé le nom. De Bébé noir chez Henri Veyrier c’est devenu la Brigandine sans adresse. C’était clandestin, mais au moins Veyrier ne craignait rien(3). » La collection devient pirate.
Bébé noir est mort, vive la Brigandine(4). Jusqu’en 1982, 124 romans paraîtront successivement dans les deux séries(5). Tous pareillement calibrés – pas plus de 192 pages comportant systématiquement leurs 30% de scènes « explicites » –, ils approvisionnent les kiosques de gare au rythme de quatre nouveautés par mois. Les premiers tirages dépassent 30.000 exemplaires. Même avec un nombre d’invendus important c’est une bonne affaire pour Henri Veyrier. Si le Bébé noir osait parfois quelques excursions hors du polar érotique, la Brigandine s’ouvre largement à tous les genres littéraires. Cette réédition(6) offre un bon aperçu de cette diversité: La Loque à terre sue l’angoisse, Fête de fins damnés s’aventure du côté du néo-polar, genre qui pointe alors son nez, et Cime et châtiment est un récit montagnard de la plus belle eau, au point que sa parution a semé le trouble chez les alpinistes. La Loque à terre est sans doute le plus sombre de tous. Dans ce huis clos, Laurent, qui ne se remet pas d’une rupture amoureuse, rend visite à ses parents, tout en haut d’une HLM sinistre de la banlieue de Bordeaux. Mais l’ascenseur est en panne. Il décide alors de grimper les étages à pied… Dans Fête de fins damnés, Petit Paul et Zig Zag, deux affreux, bêtes et méchants gorgés de substances illicites, profitent d’une grande panne d’électricité plongeant Paris dans le noir pour commettre quelques méfaits… Cime et châtiment est le plus joyeux des trois. Disons qu’il est le moins noir. Antoine, un célèbre alpiniste, meurt en montagne. Sa fille, aidée du narrateur, entend éclairer ce mystère (car cette disparition est évidemment mystérieuse). Dans tous les cas les protagonistes s’enfilent à qui mieux mieux avec une constance qui force le respect. Et toujours classiquement: papa dans maman. Hache ne voulant pas subir à nouveau les foudres de la censure, on reste dans des limites hétéro-doxes, même si, de l’aveu du directeur de la collection lui-même, avec le temps celle-ci deviendra « plus dirty ». On en a vu d’autres depuis.
Pour habiller les couvertures Jean-Claude Hache puise des images de charme dans les stocks des photographes d’agence (principalement José Tavera, Hubert Toyot et Serge Jacques). De magnifiques créatures (Brigitte Lahaie, entre autres), immortalisées dans des poses langoureuses, promettent au lecteur mille délices. Mais, comme s’il s’agissait de casser le clicheton glamour, ces photos suggestives s’accompagnent de titres potaches: Pour une poignée de taulards, Les Celtes mercenaires, T’as de beaux vieux tu sais, Groupie mains rouges, Cris et suçotements, Les Clystères de Paris… Les références abondent. Et elles intriguent. Comme l’écrit Bernard Joubert: « Voilà des romans populaires qui, en cette fin des années 70, ne se distinguent pas, en apparence, des autres livres de poche érotiques vendus dans les kiosques de gare(7). » En apparence.
Sous-entendus, jokes, insinuations plus ou moins cryptées font, bien plus que les scènes polissonnes finalement assez convenues, le sel de ces romans souvent à clés comme dans l’épilogue de La Loque à terre où le commissaire et le concierge portent les noms de deux auteurs de la Brigandine. Dans Cime et châtiment « un groupe du Club des randonneurs catholiques de monseigneur Lefebvre croise un groupe du Club des randonneurs situationnistes », tandis que l’auteur de Fêtes de fins damnés glisse une allusion à André Breton ou à Marx. Sans être positivement subversifs – on n’a jamais vu un enragé brandir Le Droit à la caresse sur une barricade – leur point commun est bien d’avoir été l’œuvre d’un gang de libertins-libertaires. En 2007, Pierre Charmoz lui-même, l’auteur de Cime et châtiment, écrira que « les personnages brigandinesques expriment dans une langue souvent rude des opinions tranchées. »(8) Alors ? « Comme tous ces Brigandine s’écrivaient à toute vitesse le contenu était délicieusement anti-phallocratique et la plupart des pièges de la littérature coquine étaient évités espièglement. La subversion procédait peut-être même de ce mode de survie: écrire à toute vitesse et gagner un peu d’argent avec ça. Mais comme nombre de ces Brigandine sont très hâtifs peu d’entre eux sont vraiment subversifs. La collection en soi, avec Jean-Claude Hache, a toujours eu quelque chose de réellement flibustier. C’est rare la littérature de cul qui ne s’englue pas dans les stéréotypes sexistes. »(9). Sans doute qu’à l’époque les lecteurs peu exigeants passaient à côté de ces considérations. Pas les plus perspicaces.
Jean-Claude Hache ne recrute pas ses auteurs parmi les pornographes habituels. Avant d’arriver chez Veyrier, il a travaillé pour les éditions Paul Vermont où il a rencontré Raoul Vaneigem(10). L’auteur du fameux Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations y publie en 1977 une Histoire désinvolte du surréalisme sous le pseudonyme de Jules-François Dupuis. Lorsqu’il cherche des auteurs pour le Bébé noir Hache lui demande s’il ne connaîtrait pas quelques amis plumitifs en mal de piges. La réponse ne se fait pas attendre: « Un jour, je reçois un coup de fil de Raoul Vaneigem qui me dit: “j’ai un copain chargé par Henri Veyrier de monter une collec de romans policiers, en fait il s’agit de romans de cul déguisés, pas bien payés, mais ça s’écrit très vite”(11). » Voilà comment Jean-Pierre Bouyxou devient l’un des piliers de la Brigandine. Pigiste, assistant du cinéaste Jean Rollin, acteur, il est l’auteur d’un roman porno, Le Couple aux mille perversions(12). Il rédige aussi Fascination, une revue consacrée à l’érotisme fin de siècle avec Jérôme Fandor, Claude Razat, Georges Le Gloupier(13) et Georges de Lorzac, l’auteur de La Loque à terre réédité ici. Evidemment, derrière ces noms trop beaux pour être vrais (auxquels il faut rajouter Philarète de Bois-Madame et Elisabeth Bathory), se cache Jean-Pierre Bouyxou lui-même.
Parallèlement Jean-Claude Hache approche d’autres auteurs potentiels. Tel René Broca. À l’époque, de son propre aveu, celui-ci vivote de piges. « J’étais dans la merde. Avec un pote on s’était dit “on va écrire un polar”. Il s’est su que j’avais 30 ou 40 pages de manuscrit genre roman noir. J’ai fait un essai d’une dizaine de pages. Ça a plu à Jean-Claude. Je lui ai demandé s’il cherchait des gens(14). » C’est ainsi que Jean-Marie Souillot, qui n’a encore rien écrit, et Frank Reichert - dit Frank -, qui commence à se faire un prénom en tant que scénariste de bandes dessinées avec son compère Golo, deviennent des auteurs maison. À l’instar de Raoul Vaneigem (qui n’a pas, rappelons-le, participé à cette aventure…), ils ne signeront pas leurs premières productions (ni les autres) de leur véritable nom : Les Emois de Marie est l’œuvre d’un certain Philippe Despare (Jean-Marie Souillot), L’Argent n’a pas de pudeur de Numos (René Broca) et C’est pas toujours la veuve qui porte le deuil de Luc Vaugier, l’un des pseudos de Frank. Pas le seul puisqu’il se déguise indifféremment en Luc Azria, Francis Carter, Gary Semple et en Gilles Soledad l’auteur de Fêtes de fin damnées que l’on retrouve dans ce volume. En 1986, dans un long article(15), Frank, évoquant sa période « bouquins de cul », se souviendra qu’il lui arrivait de se perdre dans la jungle de ses « défroques honteuses ». À de rares exceptions près les auteurs ne choisissent pas leurs pseudonymes. C’est Hache qui s’y colle. En multipliant les signatures comme les petits pains il entretient l’illusion d’un dynamisme éditorial hors du commun alors que seulement six auteurs déguisés sous 23 avatars différents abattent 80% de la besogne: Bouyxou, Broca, Souillot et Frank, sans oublier Jacques Boivin, journaliste, collaborateur au mythique Midi-Minuit Fantastique et Raphaël Marongiu, dessinateur et photographe. Ils seront rejoints par d’autres auteurs comme l’écrivain et éditeur Pierre Laurendeau, alias Pierre Charmoz(16).
Les défauts des Brigandine sont devenus des qualités. Ecrits pour la plupart à la hâte, on peut aujourd’hui les considérer comme une gigantesque entreprise d’écriture automatique tout autant qu’un vaste cadavre exquis guidé par un esprit de rigolade libertaire(17). Mis bout à bout, que racontent-ils sinon cette période qui suit 1968 et précède l’apparition du sida ? On y roule en 4-L, on écoute Mireille Mathieu et Maxime Le Forestier, les Galeries Lafayette et les Galeries Barbès existent encore, on paie par chèque, les cuisines sont en Formica et les petites filles de David Hamilton ne choquent personne. Comme tout ça semble loin. Pourtant le style sans style, vif et abrupt, des romans que vous allez lire, lui, n’a pas vieilli.
Méfiez-vous de l’eau qui dort. Elle couve toujours sous la cendre.
Notes
1 : La Loque à terre (achevé d’imprimer: 18 septembre 1980) ; Fête de fins damnés (achevé d’imprimer: 4 mars 1981) ; Cime et châtiment (achevé d’imprimer: 15 mars 1982).
2 :Sous le pseudonyme Gilles Derais Jean Streff publiera La Peau lisse des nurses au Bébé noir et Les Sept Merveilles du monstre à la Brigandine. La collection s’arrête avant la sortie de Tout feu, tout femme, dernier tome de sa Trilogie Lange qui paraîtra au Scarabée d’or. En 2012 les éditions Sous la cape la rééditeront en un volume avec une préface de Vincent Roussel.
3 : Entretien avec Jean-Claude Hache, 23 août 1995.
4 : Ce nom est suggéré par Lisbeth Rocher, auteur d’un article intitulé « Ah, les brigandines ! » Destiné à figurer dans l'Anthologie de la subversion carabinée de Noël Godin, il ne paraîtra finalement pas.
5 : Les premiers achevés d’imprimer datent du 10 septembre 1979, les derniers du 7 octobre 1982.
6 : Contrairement à La Loque à terre et à Fête de fins damnés, conformes à la première édition, Cime et châtiment a été remanié. L’auteur s’en explique dans son avant-propos, page 301.
7 : Bernard Joubert, Histoires de censure. Anthologie érotique, La Musardine, 2006.
8 : Pierre Charmoz, « La Brigandine (ou quand Vaneigem renie ses propres textes) ». Le Nouvel Attila, n°5 à 7, printemps 2007.
9 : Entretien avec Noël Godin, 3 octobre 2011. Auteur d’un Brigandine jamais publié (À la recherche du tampax perdu) il est lié à plusieurs protagonistes de cette affaire. Son Anthologie de la subversion carabinée publiée chez l’Âge d’homme en 1989 devait initialement paraître chez Veyrier dans la collection « Le Rappel au désordre » où fut édité Les Fous littéraires d’André Blavier.
10 : On attribue à Raoul Vaneigem l’un des quatre premiers Bébé noir, un pastiche de Jules Verne - L’Île aux délices (sous le pseudonyme d’Anne de Launay, Bébé noir, 1980) - qui sera interdit aux mineurs en avril 1980. On lui attribue également un pastiche de Balzac - La Vie secrète d’Eugénie Grandet (sous le pseudonyme de Julienne de Cherisy, La Brigandine, 1981). Pour plus de détails : « La Brigandine (ou quand Vaneigem renie ses propres textes) ». Référence dans note 8 et « Les petits livres roses de la Brigandine », Olivier Bailly, Schnock n°3, été 2012.
11 : Entretien avec Jean-Pierre Bouyxou, 3 août 1995.
12 : Jean-Pierre Bouyxou, Le Couple aux mille perversions, éditions du Pas, 1973. En 1980, à la même période que Bébé noir et Brigandine, il publiera également Muguette, roman érotique illustré par Georges Maurevert, signé Philarète de Bois-Madame (éditions Baston, 1980), un des autres pseudonymes qu’il utilisera dans la Brigandine.
13 : En 1966, alors qu’il est journaliste, Jean-Pierre Bouyxou invente Georges Le Gloupier, un personnage récurrent qui apparaît dans ses articles et qui, avec le temps, deviendra plus réel que réel. Le canular prend toute son ampleur lorsque Bouyxou en parle à son ami Noël Godin qui prétend que Le Gloupier a entarté Robert Bresson. C’est faux, mais l’entarteur est né. Sa première victime homologuée sera Marguerite Duras.
14 : Entretien avec René Broca, 18 octobre 1995.
15 : « Je suis un écrivain porno », Frank Reichert. Métal Hurlant n°123, septembre 1986.
16 : Cf. « Avant-propos nécessaire à la compréhension de ce qui va suivre », page 301.
17 : « Je ne me relisais pas. D’ailleurs je ne suis pas sûr que quelqu’un les relisait et les corrigeait. Il m’est arrivé de mettre une fille en scène en jupe, qu’elle enlève sa jupe pour tirer son coup et qu’elle remette son pantalon ! » Entretien avec Frank Reichert, 29 mai 2014.