Les "restaurations inédites", souvent une imposture
par Jean-Pierre Berthomé et François Thomas, Le Monde, 7/5/2014
Il ne se passe plus de semaine qu'on ne voie paraître dans les salles de cinéma la "version restaurée inédite" de tel ou tel film ancien qu'on ne savait même pas disparu ou menacé.
Que penser de cette passion soudaine qui semble transformer les distributeurs en restaurateurs des œuvres ? Une première réponse s'impose: en moins de dix ans, l'exploitation des films est passée du "tout argentique" (les salles reçoivent et projettent les films sous forme de lourdes bobines de pellicule) au "tout numérique" (les salles utilisent des disques informatiques, les DCP, sur lesquels sont stockés images et sons).
Les films anciens doivent alors être numérisés pour pouvoir être montrés encore sur grand écran, édités en DVD ou en Blu-ray, diffusés par la télévision. Ce qu'on voit présenté comme "inédit" ne l'est presque toujours que sous cette forme numérique nouvelle devenue impérative.
« Un son remastérisé est pire qu’un son VHS »
L'imposture est tout aussi grande lorsqu'on examine l'usage fait de la notion de "restauration". Cette dernière, on le sait, est apparue au XIXe siècle, appliquée aux œuvres d'art et au patrimoine architectural, et elle s'est dotée au fil des années d'une solide déontologie pour empêcher les abus des restaurateurs.
Il faut distinguer aujourd'hui les restaurations menées par des archives cinématographiques spécialisées, dans le respect du code d'éthique de la Fédération internationale des archives du film, de celles – ou prétendues telles – des diffuseurs qui se contentent de numériser leur ancien catalogue. La tentation est grande alors, et cela ne coûte guère plus cher, de profiter de l'opération pour "améliorer" l'image, la nettoyer jusqu'à la priver de toute matière, modifier ses contrastes ou créer une stéréophonie là où il n'en avait jamais existé.
Dans un des derniers entretiens donnés avant sa mort, Alain Resnais, qui répugnait lui-même à toute retouche a posteriori des bandes sonores de ses films, faisait remarquer: « Je ne suis pas loin de penser qu'un son remastérisé est pire qu'un son VHS. Les cassettes vidéo des films de Guitry étaient meilleures que les DVD français que j'ai entendus. […] Un jour, on m'a dit devant un écran d'ordinateur: 'Vous voyez bien, là, qu'il y a une distorsion sur la courbe, je la corrige.' Une fois la retouche effectuée, toute vie disparaissait, ça tuait la musique » (Positif, avril 2014).
« Normaliser » le style sonore audacieux de Welles
On ne peut donc pas laisser aujourd'hui ressortir à grand fracas la prétendue "version restaurée inédite" de l'Othello d'Orson Welles sans s'indigner. "Inédite", cette version ne l'est qu'en copie numérique. Depuis son bricolage en 1992, elle était parvenue à faire contre elle l'unanimité des experts wellesiens internationaux tant elle portait atteinte à tous les principes éthiques d'une restauration.
Partis d'une copie tardive aux images médiocres, les responsables de cette refonte avaient cru bon de "normaliser" le style sonore audacieux de Welles en l'adaptant aux attentes contemporaines. Ils avaient jeté à la poubelle les bruitages et l'enregistrement musical originaux pour les remplacer par d'autres, après avoir reconstitué la partition à l'oreille.
Ils avaient supprimé, déplacé, raccourci ou prolongé quantité de bruitages. Ils en avaient inventé d'autres. Ils avaient compressé ou allongé électroniquement des mots ou des répliques pour les resynchroniser. Ils avaient bouleversé l'équilibre du mixage entre musique, bruits et dialogue.
Leur version fut un des premiers grands coups de boutoir portés, de façon délibérée, contre l'intégrité des chefs-d'œuvre, en conformant un film ancien à l'évolution technique et à celle du goût esthétique.
Désaveu critique
L'entreprise pourrait n'être qu'une formidable démonstration d'incompétence. Elle devient un crime contre la connaissance quand l'existence de cette version, seule autorisée en distribution mondiale, interdit de fait la projection commerciale des deux principales versions montées par Welles. L'Othello sorti en Europe en 1952 n'est déjà plus connu en vidéo que des collectionneurs qui disposent d'une VHS fatiguée.
Le remontage que Welles en a fait ensuite pour la Grande-Bretagne et les États-Unis, autrefois édité en laserdisc, ne se trouve plus que sur le marché d'occasion. La réédition en France, sous les auspices d'un distributeur haut de gamme, de l'Othello mutilé entérine le triomphe d'un dévoiement du concept de restauration malgré vingt années de désaveu critique.
Elle est le signe que nous sommes définitivement entrés dans l'ère où nous trouvons normal d'applaudir non plus à la restauration du patrimoine artistique, mais à sa destruction.
(Note de la claviste Charles Tatum) Sauf erreur, la version éditée en laserdisc (par Criterion Collection) à laquelle font allusion les auteurs de l'article, est visible ICI. Des tas de petits logiciels sympathiques et gratuits vous permettraient de la visionner sur votre écran de télé. Mais bon, je n'ai rien dit.