Tomber la chemise ?, par Gédicus
[Reçu de notre ami Gédicus, le texte qui suit]
Quelques préposés au lynchage légal des travailleurs d’Air France ont été un peu malmenés par ceux qu’ils avaient pour tâche de beaucoup maltraiter. Cela suffit pour que l’oligarchie toute entière crie au scandale: Si on ne peut plus tailler en pièces la viande à profits sans qu’elle se rebiffe, le métier d’exploiteur va devenir moins facile. Vite, il faut restaurer le "dialogue social" où les patrons dictent haut et fort leurs conditions à des prolos bâillonnés par les gros bras de la "maitrise".
Cette actualité m’a donné envie de ressortir du placard le petit texte suivant, écrit il y a quelques années déjà dans des circonstances à peu près similaires.
Gédicus, le 6 octobre 2015
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Lettre ouverte à un cadre de Peugeot
« Un autre cadre a réussi à franchir le barrage, à pied: Moi, pas idiot, j’ai contourné par un talus (...) J’ai été obligé de relever mon pantalon et mouiller mes chaussures dans l’herbe. Ces mecs-là ne respectent rien. » (Article sur une grève chez Peugeot dans Libération, 21 septembre 1989).
Monsieur,
Je voudrais vous faire part de ma sympathie dans l’épreuve que vous traversez et de mon entière réprobation des exactions dont vous avez été victime.
Il n’y a pas de mots assez forts pour qualifier la barbarie de ces grévistes qui, ne respectant rien comme vous l’avez si bien jugé, vous ont contraint, de par leur simple présence devant les portes de votre usine, à mouiller le bas de votre pantalon en enjambant un talus pour y entrer malgré leur blocus. Un tel irrespect des individus désireux de jouir pleinement de leur droit au travail en dit long sur l’arbitraire que pratique cette canaille, qui ose se prétendre à la merci d’un patron.
Cette violence exercée à votre encontre relègue au rang d’inoffensives amusettes les méthodes utilisées autrefois – et il n’y a encore pas si longtemps – par la plupart des grévistes: Blocage complet des usines, expulsions ou séquestrations des patrons et des cadres, résistance aux tentatives de "maîtrise" par les préposés à la chose, prise en otage des stocks et vente de ceux-ci au profit des grévistes, et même parfois remise en marche de l’usine sans les patrons et "l’encadrement".
Plus encore, combien semble timorée et bénigne, en comparaison avec cette violence actuelle, l’époque déjà ancienne où les travailleurs parlaient d’abolir le salariat, d’exproprier les expropriateurs, se préoccupaient de grève insurrectionnelle, prenaient les usines, géraient collectivement la production, cessaient toute production néfaste à leurs intérêts, tentaient d’abolir l’argent, et défendaient tout cela, armes à la main, jusqu’à la mort.
De telles préoccupations et méthodes sont dérisoires au regard de celles du jour et l’on voit bien que les ouvriers, fermement encadrés par leurs syndicats, sont passés à un stade supérieur de l’offensive. Aujourd’hui, ils ne rêvent plus que leur vie puisse jamais être autre chose que cet asservissement au chagrin. Ils n’imaginent plus pouvoir se passer de patrons, de cadres, de contremaîtres, de vigiles. Ils ne souhaitent pas la fin des chaînes mais, bien pire, une augmentation (dont le montant fait légitimement hurler car il est bien normal que Yannick Calvet soit payé 35 fois plus que ceux qui triment pour son racket). Ils se laissent suivre et espionner sans réagir, se laissent insulter et tourner en ridicule par les médias et autres "experts", se laissent agresser dans le seul atelier qu’ils occupent sans contre-attaquer pour ne pas "provoquer" et surtout, crime suprême, ils exigent... des négociations !
Il faut donc leur faire sentir durement qu’on ne peut pas, sans risque, se livrer à de tels méfaits. Il faut le leur faire sentir par tous les moyens et vous – cadres – en avez déjà mis en œuvre quelques-uns d’assez sympathiques quoiqu’insuffisants.
En ces temps où, comme le remarque justement Guy Debord: « La servitude veut désormais être aimée véritablement pour elle-même, et non plus parce qu’elle apporterait quelque avantage extrinsèque » (Panégyrique), et où des hordes de petits hommes, cadres en tête, se bousculent pour lui donner satisfaction, il ferait beau voir que des ouvriers puissent encore s’imaginer avoir une dignité à préserver !
Nous ne sommes plus au XIXe siècle, que diable ! Depuis cette détestable époque de révolutions – heureusement vaincues – nos propagandistes ont réussi à faire considérer l’idée d’abolition du salariat comme une risible aberration (Sauf à quelques illuminés pour lesquels sont ouverts nos asiles et nos prisons). Pourquoi donc des salariés, ralliés à cet état de chose, s’imagineraient-ils alors pouvoir encore négocier le prix de leur esclavage ? Il n’y a aucune raison pour qu’ils n’acceptent pas que les patrons décident de leur sort en tout, et pour qu’ils pensent pouvoir encore négocier des parcelles de leur existence.
Il faut donc que ceux-là soient rudement punis de leur outrecuidance. Comme le disait si bien un de vos alliés: « La grève doit laisser le souvenir de quelque chose où les gens ont perdu » afin qu’ils tremblent à l’idée même de recommencer.
Ne retenez pas votre légitime colère. Faites payer cher à ces Sans-Culottes le fait de vous avoir contraint à mouiller votre pantalon, afin qu’ils ne vous le fassent jamais mouiller d’une toute autre manière.
Gédicus, 7 octobre 1989