Nos films préférés en 2015 : Marianne Amaré et Patrick Leboutte
Une liste à deux voix, croisant les regards, pour élargir le champ de vision, mais avant tout parce que nous avons aimé voir ces films ensemble et plus encore en parler tard le soir, les raccorder, les prolonger, en revenant régulièrement sur la façon qu’ils avaient eue de nous travailler. D’accord sur tous, sauf sur Mad Max: Fury Road, mais la manière que l’une a de le défendre emporte les réticences de l’autre. Encore une fois l’exercice fut profitable, même si comme chaque année contrarié par l’inventaire en filigrane de tous ces films que nous aurions voulu tant aimer (Vecchiali, Costa, Pinto, Dieutre et bien sûr Jean-Marie Straub), mais que l’état de la distribution belge, et liégeoise en particulier, exila hors de portée de nos désirs. Connaissent-ils leur chance, à Dijon, de bénéficier d’une salle comme l’Eldorado? Nous dédions cette liste à Matthias Chouquer, à Frédéric Bidegain dit aussi Archimède, à Théodora Olivi et à tous ceux qui, comme eux, là-bas ou ailleurs, se battent et innovent pour que fin 2016 nos films de l’année puissent encore porter la trace d’écritures singulières, non formatées, libres de droit et propriétés de tous.
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1. Taxi [Taxi Téhéran], Jafar Panahi (Iran, 2015)
Filmer sans rien, mais filmer quand même, coûte que coûte plutôt que vaille que vaille, et faire circuler les outils au mépris des règles, en se gaussant des censures, en faisant fi des empêchements. Cinéma démuni, mais vivant, dans son plus simple appareil. Cinéma de résistant, cinéma de liesse, cinéma pour longtemps. Notre anti-dépresseur de l’année.
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2. Feng ai [À la folie], Wang Bing (Chine-Japon, 2013)
Sud Eau Nord Déplacer, Antoine Boutet (France-Chine, 2014)
Beasts of the Southern Wild [Les Bêtes du Sud sauvage], Benh Zeitlin (États-Unis, 2012)
Mad Max : Fury Road, George Miller (Australie-États-Unis, 2015)
Populations déplacées contre gouvernements vampires aux pouvoirs délirants, soit l’humanité de ce temps, mais vue d’en bas, du côté de ses habitants: où s’installer, comment survivre et d’abord en suivant quelle ligne, selon quel tracé et portés par quel mouvement? Tenter la fuite, sur un rythme infernal, en faisant le pari de contrées supposément salvatrices, avant de rebrousser chemin pour faire face, radicalement, frontalement (Miller); choisir son camp, serait-ce les pieds dans le bayou, fermement, dans un élan vital, musical, irrépressible (Zeitlin); se résigner au déracinement, dos courbés, impuissants et contraints à la perte par l’insolence du pouvoir (Boutet); exister néanmoins, en parlant, en chantant, en s’aimant, en n’éteignant jamais le désir, même enfermés, comme une liberté défiant un monde sans porte de sortie (Wang). Au cœur de ces films, la question de l’eau, des ressources, des soins, des besoins essentiels, bref du bien commun, désormais confisqué au profit de quelques-uns. Une guerre est en marche...
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3. Cap aux bords, François Guerch (Belgique-France, 2015)
Après nous ne restera que la terre brûlée, Delphine Federoff (Belgique, 2014)
La Seconde Fugue d’Arthur Rimbaud, Patrick Taliercio (Belgique, 2015)
Trois documentaires élaborés patiemment, au fil des ans et pour ainsi dire sans financement, mais animés par la même certitude qu’ils finiraient bien par éclore un jour. Question de croyance et d’obstination. Aux Quatrièmes Rencontres de Laignes, s’entêtant elles aussi à ne pas disparaître, ces trois films se sont reconnus du même bord, pareillement irrigués par la dignité des sans-nom: enfants autistes et schizophrènes caressés par la lumière (Guerch), paysans résolus à ne jamais quitter la terre de leurs ancêtres (Federoff), classe ouvrière intacte dans sa fierté à défaut d’avoir pu sauvegarder ce qui fondait son identité collective, mais encore capable de faire résonner en ses corps les vibrations poétiques d’un Rimbaud, pour s’éclairer par elle-même (Taliercio). Replacer au cœur de l’Histoire ceux qu’on n’entend plus, parce que les images majoritaires ne les regardent plus, ou si mal, ou systématiquement déformés: bonne nouvelle, il existe encore des films en forme de lucioles, pour la suite d’un cinéma debout.
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4. Il a plu sur le grand paysage, Jean-Jacques Andrien (Belgique, 2014)
Patrick.- Du grand cinéma classique sans académisme où la beauté des paysages, loin d’apaiser, aiguise au contraire la douleur de ceux qui se savent condamnés à ne plus jamais en avoir l’usage, ces cultivateurs et ces fermiers qui les avaient pourtant façonnés. De la disparition du monde rural: le seul film vu cette année où j’ai vraiment pleuré.
Marianne.- Mettre la main dans le cul d’une vache. Sentir entre mes doigts les pattes du veau au moment du vêlage, les entrailles, l’antre maternel, et entrevoir aussitôt ce passage ténu entre la vie et la mort. Limites du visible, beauté du geste, éloge de la main: comment rendre compte à l’écran de cette familiarité immédiate avec l’animal? Elle est peut-être là ma plus belle expérience cinématographique de l’année, physique, tactile et partagée avec Anne-Marie Loop, comédienne, sur le tournage de Regain, un film de Carline Albert.
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5. Hrútar [Béliers], Grímur Hákonarson (Islande, 2015)
Pour ce qu’il aurait pu être et nous a laissé entrevoir : un film qu’on aurait beaucoup aimé si...
Marianne.- ... s’il avait été filmé par Jean-Louis Le Tacon. La séquence de l’abattage des moutons aurait duré dix minutes, on ne s’en serait toujours pas remis...
Patrick.- ... et la scène finale par Vittorio De Seta, comme dans Banditi a Orgosolo (1961): le troupeau décimé, les carcasses à perte de vue, pourrissant dans la caillasse, et cette forte odeur de vendetta, pour ne pas en rester là...
Marianne.- Au lieu de cela, des séquences, rarement des scènes, enchaînées comme des vignettes illustrant un (très beau) scénario. Filmé dans un geste plus documentaire, Béliers aurait pu devenir un vrai conte politique.
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6. La Duchesse de Varsovie, Joseph Morder (France, 2015)
Jauja, Lisandro Alonso (Argentine, 2014)
Patrick.- Conserver la forme, les codes ou les conventions du genre (le western ou la comédie musicale) et, dans le moindre plan, garder la ligne, mais dans un cinéma à présent dégraissé, réduit à l’essentiel, enfin débarrassé du superflu, sans faux-semblants. Si Morder privilégie certes le factice, c’est pour ne garder du cinéma que la confiance dans le jeu. Évacuer le réalisme – ce chancre de la fiction franco-belge supposé coller à la réalité sans jamais prétendre la modifier –, congédier bien sûr les figurants pour mieux resserrer le propos et recréer dans un Paris de carton-pâte, dans un décor de toiles peintes, les conditions véritables d’une écoute, celles où pourra se déployer encore une parole venue d’Auschwitz. Ou comme Alonso, oser la perte du scénario, de l’argument, des anecdotes, et même des personnages, pour ne garder au final que la nécessité d’un corps en mouvement: dans sa première heure, Jauja nous a rappelé The Shooting, la survivance du western chez Monte Hellman.
Marianne.- Dans Jauja, je vois comme une persistance (rétinienne) de la grande forme, peut-être même une nostalgie du western: ses paysages, ses situations, ses mouvements, ses costumes. Plans fixes, dilatation des gestes et rythme lent réveillent en nous le goût de ces moments qui semblent provenir d’un ancien monde. Cette persistance, je la retrouve jusque dans le cinéma militant: Istmeno, le Vent de la révolte (Alèssi Dell’Umbria, 2014), tourné au Mexique, auprès d’une population en lutte contre l’implantation sur son territoire d’un parc éolien mégalomane, menaçant son mode de vie. Pour gagner cette lutte, pêcheurs et paysans semblent parfois avoir besoin d’incarner toute la mythologie du western, de la reprendre à leur compte, et ce sont évidemment ces éclats, ces résurgences, que nous avons aimés dans le film.
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7. Un dernier pour la route (bonus)
Que viva Eldorado !, Christian Blanchet (France, 2015)
Patrick.- Du cinéma direct comme un uppercut décoché pour la bonne cause: sauver une salle de cinéma, sans plus attendre, sans tralalas. L’histoire de deux hommes au fond du trou qui croient encore en la lumière, au paradis sur terre, à l’Eldorado. Une renaissance burlesque du cinéma militant. Du bon usage d’une caméra, avec Gitanes maïs en option.
Les Galapiats, Pierre Gaspard-Huit (Belgique-France, 1969)
Marianne.- Tu m’as fait découvrir une série belge tournée à la fin des années soixante, une plongée dans l’univers des colonies de vacances, située au milieu des paysages de ton enfance. Derrière cette joyeuse bande de Galapiats, des rapports de classe et de genre: Jean-Loup et Cow-Boy, tous deux issus de familles aisées, s’imposent naturellement comme les chefs du groupe et les héros admirés de la jolie jeune fille, la taiseuse Marion-des-neiges. Derrière un terrain de jeux en apparence circonscrit se dessine en réalité, tu me l’apprends, une grande diversité d’espaces, une topographie imaginaire de l’Ardenne belge. Les Galapiats tracent aussi, l’air de rien, une ligne bien aventureuse: tenter sans maîtres de poursuivre leur quête du Graal, ce qui revient pour chacun à ne jamais trahir sa part d’enfance.
Patrick.- « Il faut retrouver l’innocence perdue », c’est ce que dit Labarthe dans le film de Blanchet.
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