"Belle de nuit". Marie-Eve de Grave sur Grisélidis Réal
Vous avez connu Grisélidis Réal (1929-2005) de son vivant. D’où vous est venue l’impérieuse nécessité de dresser son portrait ?
À l’époque, j’étais occupée à écrire un scénario assez noir, un portrait féminin. Je suis tombée sur un article de Grisélidis complètement au hasard, et puis, coïncidence, mon ami Yves Pagès me donne Le noir est une couleur qu’il s’apprêtait à ressortir, et Carnet de bal d’une courtisane. J’ai été tellement impressionnée par Le noir est une couleur que je lui ai proposé de filmer Grisélidis lors de la sortie de ce livre et du Carnet à Paris. C’était en février 2005, trois mois avant sa mort. Je l’ai suivie pendant quelques jours avec ma petite caméra et puis un peu plus tard au centre de soins palliatifs, trois semaines avant sa mort. On peut dire que je me suis laissée entraîner par elle, tout en cherchant un fil narratif. Elle m’était familière, sa façon d’être, cette énergie, sa violence. On a commencé à correspondre, elle et moi et puis elle est morte. Là, ça été le black-out, jusqu’à ce que La Passe imaginaire et Les Sphinx voient le jour, en janvier 2006. J’avais une seule certitude: je ne voulais pas faire un film sur la prostitution. C’est en la lisant que le film est venu, peu à peu. Un portrait par l’écriture, avec cette idée que l’écriture était reconstituante chez elle. Ça, ça me parlait. La reconstitution de soi par l’écriture. Comme si l’écriture lui permettait de se (re)donner forme. C’était un écho direct à ce scénario que j’étais en train d’écrire et tout simplement à mon rapport personnel à l’écriture.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour monter la production, vu le caractère sulfureux de Grisélidis (courtisane, militante, taularde, artiste, poétesse et romancière boutefeu, revendiquant à nouveau le statut de pute à l’automne de sa vie) ?
Vous allez rire, mais ce n’était pas de la pute que je voulais parler ! Je voulais parler d’une femme qui vit pour écrire et qui écrit pour vivre. Je ne voulais parler que de littérature et de l’artiste, et aussi un peu pute sur les bords... L’écriture du film a été difficile parce que je traversais cinq livres, mais le montage financier s’est passé simplement, lumineusement. On a eu tout l’argent qu’il est possible d’avoir en Belgique pour un documentaire. Il faut dire qu’on avait un dossier solide !
Le sous-titre du film est Grisélidis Réal. Autoportraits. Il est en effet ponctué d’extraits de textes et de déclarations de Grisélidis, constituant une sorte de mosaïque, et selon un point de vue plus ou moins chronologique. Comment s’est imposée l’idée d’un tel fil rouge ?
L’éclatement de soi et l’écriture reconstituante. Et puis, je suis surtout tombée — magnifique découverte — sur la collection de photomatons de Grisélidis à Berne. J’ai tiré le fil, en faisant confiance à ce que je sentais.
Comment avez-vous sélectionné les images destinées à figurer dans le film, aux dépens de telles autres ?
Je dirai que le plus dur a été de choisir les textes !
Vous utilisez quantité d’archives personnelles, lettres, photos, manuscrits, post-it, bandes magnétiques. Avez-vous reçu le soutien des proches de Grisélidis ? De ses enfants ?
À sa mort, ses enfants ont décidé de tout donner aux Archives Littéraires de Berne. Tout, absolument tout est classé, inventorié là-bas. Il y a au moins une cinquantaine de cartons, avec ses photos, ses lettres, ses manuscrits, ses dessins, les petits papiers qu’on écrit n’importe où, sur des bords de table. C’est fou, car Grisélidis a tout gardé. C’est Igor, son fils, qui m’a donné les fichiers avec les voix des enfants. Si ce n’est pas un cadeau, ça...
"J’appartiens", dit-elle très tôt, au "grand troupeau des nomades en transhumance". Serait-ce un des gimmicks d’une existence si haute en couleur ?
C’est une femme de l’écrit, elle s’y connaît en formules. C’est très théâtral comme phrase, non ? Très ampoulé, expressionniste. Tout de suite, on a l’image. Elle a cette grande force.
Yves Pagès, qui édita son oeuvre littéraire chez Verticales, montre comment elle échappe à toutes les tentatives de la placer dans une case...
Oui et c’est ça qui fait toute sa singularité, c’est une pute qui n’est pas une pute, qui n’est pas un écrivain, tout en étant écrivain, c’est une militante qui déteste la militance. Elle est et échappe à toute classification. C’est un être humain qui vit à cent à l’heure, qui avance à découvert, en permanence. Je n’ai jamais rencontré une femme comme ça, aussi forte, aussi dingue. J’aime sa façon d’être au monde.
À Jean-Luc Hennig, qui lui dit que "les plus belles histoires d’amour sont pure fiction, que le réel les tue", Grisélidis rétorque qu’au contraire, "Le réel est fiction. La fiction est réelle." Cette fusion semble s’accorder au mouvement de balancier permanent dans son oeuvre (et sa vie) entre le sordide, l’humiliation, la solitude et d’autre part, l’aspiration à l’absolu, à l’amour, à la poésie.
C’est la phrase qui ouvre le film et qui résume Grisélidis, si on peut un tant soit peu la résumer. Réalité et fiction. Toujours entremêlées. Ça me touche, parce que c’est l’expression même de sa vérité intérieure. Je me sens comme elle, à ce niveau-là.
"Chez elle, tout est désir." Qu’est-ce que ça signifie, selon vous ?
C’est son désir et ses pulsions qui la font avancer, sans le moindre sentiment de culpabilité. Elle est libre, complètement libre et elle va là où le vent et l’amour la portent. Tout est transformé en histoire d’amour, même avec ses clients. Même avec ses plantes.
Passage magnifique du film, quand vous lisez des extraits de chapitres écrits en prison, sur "le cinéma" — spectacle de l’extérieur aperçu par la fenêtre étroite d’une cellule — et que se projettent devant nos yeux des fragments de pellicule, comme des amorces dénuées d’images.
Vous savez, c’est un passage-clé, cette fenêtre cinéma. Surtout en écho à la fin du film, quand elle se tourne vers le jardin, et qu’elle me dit que c’est un cadeau; pour moi la boucle est bouclée. Je savais que c’était là la fin du film: cette fenêtre et ce jardin. J’ai voulu d’ailleurs y faire gambader des animaux étranges et puis je suis revenue à une certaine simplicité. (Il faut accepter la simplicité !)
Les écrits en prison, dit Pagès, c’est le moment où Grisélidis cesse d’être simple diariste, pour devenir écrivain.
Oui, en ce sens, ce journal est très émouvant, il est très simple, essentiel, comme du Rilke. Elle observe le monde autour d’elle et le transfigure par la force de ses mots et de son imaginaire. À un moment donné, elle transforme sa cellule en cabine de bateau ! Ces passages-là du livre sont absolument merveilleux.
Elle se promet, si elle sort de prison, de s’engager. Peu importe où. "Il faut donner forme à sa révolte." Est-ce que ça ne va pas être l’obsession de toute une vie ? Donner forme, donner sens à une révolte instinctive, physique ?
Ça devrait être l’obsession de tout un chacun, oui. Mais le monde autour de nous n’est pas tellement obsédé par la révolte ! Au contraire, c’est un monde qui s’endort, sous les objets, la technologie, la kyrielle d’images. Un monde qui croule et qui s’effondre. Houlà, je suis pessimiste.
Grisélidis doit sa première publication au soutien d’un jury des meilleurs écrivains de Suisse romande. Extraordinaire, non, pour un personnage qu’on ne cesse de qualifier de sulfureux ? Dans ce pays calviniste et froid qu’elle ne portait pas dans son coeur !
C’est ça qui est drôle et elle s’en amuse tout le temps. Grisélidis a un rapport amour/haine avec la Suisse. Elle a surtout eu beaucoup de chance. S’il n’y avait pas eu ce concours organisé par Bertil Galland, il n’y aurait pas eu Le noir est une couleur, il n’y aurait peut-être rien eu. Les choses ne tiennent à rien et pourtant elles tiennent aussi au courage et à la ténacité ! Ce n’est pas rien.
Années 1970. Elle traverse une époque marquée par le militantisme. Elle incarne l’aile radicale du mouvement de défense des prostituées, au risque de se trouver en porte-à-faux avec certaines féministes. Le texte "Se prostituer est un acte révolutionnaire" lui vaut de solides inimitiés. Voilà un trait qui n’est pas sans résonance avec notre époque.
Jusqu’au bout Grisélidis s’est battue. J’ai des images d’elle dans chambre avec une délégation d’étudiantes et une sociologue, au centre de soins palliatifs, alors que son cancer était en phase terminale. Elle s’est battue jusqu’au bout de la nuit, à force de lettres, d’enveloppes et de communiqués de presse. Ce n’est pas du flan ! Jamais Grisélidis n’était dans la posture, il y avait de la théâtralité certes, mais jamais de posture.
Sa rencontre avec Jean-Luc Hennig est essentielle. Belle de nuit montre comment leurs relations, surtout épistolaires, vont permettre à Grisélidis de s’ouvrir pour de bon. Pour une fois elle a un véritable interlocuteur — avec lequel, comble du paradoxe, l’amour est interdit. Vous donnez une place importante à la lecture de leurs lettres.
Choisir dans toutes ces lettres, c’est ce qui a été le plus difficile. Elles sont toutes plus belles, plus drôles, les unes que les autres. Ce sont chaque fois des histoires, des petites nouvelles. Grisélidis, c’est le Raymond Carver de la passe ! On en revient au désir, n’est-ce pas le désir qui nous fait avancer, créer, filmer ? Sans désir, il n’y a pas de forme. La lettre est l’expression même du désir. La découverte de leur courrier, aux Archives, a été un moment magique. Toucher ces enveloppes déchirées, lire les phrases succinctes de Jean-Luc. Moment très fort dans la préparation du film. Et puis, cette faculté énorme, grandiose qu’a Grisélidis de s’émerveiller, même dans le pire. Ça me touche énormément. Si on ne s’émerveille pas ou plus, on est mort.
Du coup, Hennig joue un rôle essentiel pour notre compréhension de Grisélidis.
Jean-Luc est celui qui l’a fait renaître à l’écriture, en cela il a été d’une générosité inouïe. Étrange et magnifique couple de passion. Comme dans un film de Visconti. Sans passage à l’acte. Grisélidis disait d’ailleurs que l’érotisme était surtout une affaire d’imagination et d’esprit.
Le débat sur la prostitution recommence à faire rage, entre les abolitionnistes, les partisans d’un aménagement et ceux qui pensent qu’elle a droit de cité et doit être régulée au même titre que d’autres "métiers". Pour autant que la question ait du sens, où se situerait aujourd’hui Grisélidis Réal dans un tel débat, non dénué d’arrière-pensées politiques ?
Grisélidis éclaterait de rire (ou plutôt de colère !) devant tous ces discours débiles sur la prostitution qu’on entend aujourd’hui. Franchement, on régresse et surtout on mélange tout. Protégeons et reconnaissons les travailleurs du sexe. Les réseaux, c’est autre chose.
Quelle leçon devons-nous tirer de son oeuvre ? Que nous a appris ce personnage extraordinaire ?
Avoir la niaque et du panache. Aimer l’humain et respecter la vie. Dans tous les sens du terme. L’humanisme de Grisélidis est sans fin, beau et vient du fond d’elle-même. C’est une piéta. De mon côté, j’espère simplement avoir fait un film aussi libre qu’elle (ma grande angoisse était de faire un documentaire genre "Un siècle d’écrivains" !) et que les spectateurs aient envie de lire, de lire et relire Grisélidis. Oserais-je dire que c’est ma mère d’écriture ? J’ose.
Propos recueillis par Ch.T., Jr [mars 2016]