C-huit H-dix N-quatre O-deux #30
« Je suis pas difficile, rapporte-moi juste un de ces trucs qu’on appelle un delicioso-super-fragi-monsignore-par-ici-et-par-là-bien-serré, surtout pas du déca, hein. Bon, quand le type versera l’expresso sur le lait moussu, veille bien à ce qu’il endommage le moins possible la couche supérieure de la mousse. Le résultat doit ressembler à une pointe d’épingle marron dans une mer de blanc. En outre, quand il versera l’expresso, il devra le faire à un rythme délibéré de sorte que l’expresso et le lait ne se mélangeront pas mais formeront plutôt deux niveaux distincts comportant deux couleurs différentes, avec une belle activité quantique se produisant au bord quand ils fusionneront. Une fois la chose accomplie, j’aimerais une belle quantité de cannelle saupoudrée au-dessus du lait désormais percé. Quand je dis une belle quantité de cannelle, je ne veux pas dire que toute la surface devra en être recouverte. Plutôt que l’apparence de la cannelle devra ressembler à celle d’une lointaine nébuleuse, et je suis sûr que cette apparence te dit quelque chose. N’oublie pas, une nébuleuse de cannelle est le but recherché. Une cannelbuleuse si tu veux. Quant au sucre, il faut en ajouter suffisamment pour combattre l’amertume intrinsèque de l’expresso, mais pas au point qu’il écrase tous les autres parfums concurrents qu’apporte le breuvage. Donc ne le remue pas, car un tel touillage compromettrait à tous les coups le système à deux niveaux dont je viens de parler. Non, ajoute le sucre à un rythme où chaque grain invididuel verra ses composants moléculaires suffisamment bombardés par les molécules environnantes, et voyageant à une vitesse élevée du fait de la chaleur extrême de la boisson, afin d’occasionner la dissolution du grain avant qu’il atteigne le fond de la tasse. Enfin, veille à rapporter la boisson avec le minimum de concussion bipédique afin de ne pas perturber le sytème à deux niveaux. Merci, l’ami. »
Sergio De La Pava, Une singularité nue, 2008, traduit de l’anglais par Claro,
Le Cherche-Midi, « Lot 49 », 2016.