Le Livre d'image : "Un feu de camp dans la nuit" (Mathieu Macheret)
En attendant de voir Le Livre d'image (prochainement, est-il promis), je fais rebondir un court article de Macheret, qui l'a vu au festival de Cannes où le film de Godard était montré en compétition.
~~~
Etrange alliage godardien de finesse et de brutalisme
(par Mathieu Macheret, Le Monde daté du 13)
Au début, il y a le noir, d’où sons et images jaillissent comme les éclats du silex, avant de retomber aussi sec dans l’obscurité. Tout, dans Le Livre d’image [...] ramène à ce noir matriciel, support intangible et marge sans bordure d’un film qui crépite par salves successives.
L’écran n’est pas une toile blanche, mais un gouffre sans fond, une caverne d’où l’œuvre émerge. Et c’est bien à une caverne que l’on pense encore quand la voix off et rocailleuse de Godard, citant et récitant ses versets élégiaques, résonne, s’emporte, s’élève et gronde comme un éboulement.
Le Livre d’image s’inscrit dans la veine « mélangeuse » de l’œuvre godardienne, celle des montages d’emprunts, fabriqués à partir d’extraits d’autres films, d’archives, de reportages télé, de fragments textuels ou musicaux. Le tout constituant un maelström dont la beauté réside non seulement dans l’assemblage, mais aussi dans la transfiguration des matériaux de départ. Ne comportant que peu de plans tournés par le cinéaste, ce dernier film se présente comme une extension possible du court-métrage De l’origine du XXIe siècle, réalisé en 2000 pour l’ouverture du Festival de Cannes, et qui traçait déjà une perspective historiographique à travers le siècle écoulé et même au-delà.
Godard orchestre ici une suite en quatre mouvements. Le premier, variation sur la notion de « remake », constate l’invariable répétition des guerres (qualifiées de « divines ») et des catastrophes au cours de l’histoire, en confrontant les conflits d’antan avec ceux d’aujourd’hui. Intervient ensuite un passage ahurissant sur les trains – de Berlin Express à Shanghai Express – dont les défilements scandés, reflet du procédé cinématographique, évoquent les mouvements conjoints de l’histoire et des images.
Puis Godard embraye sur la question du Moyen-Orient et de sa satellisation par le reste du monde, à travers plusieurs passages, lus par lui, du roman Une ambition dans le désert (1984), de l’écrivain égyptien et francophone Albert Cossery. Enfin, le film se conclut dans un fulgurant élan prospectif, nouant entre eux le terme de « révolution » et l’image terminale d’une chute.Le Livre d’image frappe d’emblée par son étrange alliage de finesse et de brutalisme, jouant à la fois sur la souplesse de ses articulations et ses pics de saturations abrasives. Bégaiements de l’image et du son, attaques sèches et intempestives, images sales, baveuses, démantibulées, auscultées, fouillées jusque dans la chair du photogramme: chaque archive, chaque fragment est ici investi, non seulement pour ce dont il témoigne, mais aussi comme une matière plastique, infiniment malléable (les sources n’y sont pas sacralisées).
Le plus stimulant étant encore que Godard poursuive les expériences d’Adieu au langage (2014), son précédent long métrage, non plus avec la 3D mais cette fois à l’endroit du son. Les objets sonores (voix, bruits, musiques) surgissent des quatre coins de la salle, rebondissent d’un bord à l’autre, dans une forme extrême de spatialisation. Ainsi Le Livre d’image est-il un film qui s’écoute « dans la profondeur ». A ce titre, rien d’anodin à ce que Godard, dans son commentaire, en vienne à disserter sur la différence musicale entre la mélodie et le contrepoint – différence qui apparaît comme son principal motif formel.
Le film apparaît également comme une synthèse: Godard y condense sa pensée historique (invoquant de façon plutôt inattendue Joseph de Maistre, philosophe contre-révolutionnaire et ultramontain) et pratique même l’autocitation, récapitulant ici nombre d’extraits de ses précédents films, notamment du Petit Soldat (1960), des Carabiniers (1963), de Week-end (1967) ou encore d’Hélas pour moi (1993).
Les plans venus d’ailleurs sont parfois repeints aux teintes fauves et fiévreuses des toiles de Nicolas de Staël, d’Henri Matisse ou d’André Derain, ce qu’autorise la palette graphique de la vidéo, poussant les couleurs dans d’ardents retranchements.
Car l’autre horizon du film, après la musique, est évidemment la peinture, qui installe ici comme généalogie des images animées. Et si les couleurs brûlent de l’intérieur, on dira du Livre d’image qu’il n’est ni un livre ni même un film, mais un feu de camp dans la nuit, dont les images sèchement frottées les unes contre les autres produisent de la lumière et de la chaleur. Livre d’image, ivre d’images.
Mathieu Macheret, 13 mai