Lectures pour tous : Vladimir Nabokov [la mort de Lucette]
« Bien que jamais encore Lucette n’eût plongé dans la mort d’une pareille hauteur au milieu d’un tel désordre d’ombres et de reflets serpentiformes, elle entra presque sans une éclaboussure dans la vague qui se gonfla pour l’accueillir. Cette fin parfaite fut gâtée par le geste instinctif qui la ramena immédiatement à la surface, alors qu’elle avait résolu, au cours de sa dernière nuit à terre, de s’abandonner dans le sein de l’onde à la torpeur du narcotique, si jamais il fallait en venir à cette extrémité. La petite étourdie ne s’était pas exercée à la technique du suicide comme le fait quotidiennement, par exemple, le parachutiste en chute libre d’un chapitre à venir. La houle tumultueuse et l’indétermination de Lucette qui ne savait de quel côté tourner ses regards au milieu des ténèbres, des poudroiements d’écume, des tentacules de sa propre chevelure, firent qu’elle ne put distinguer les lumières du paquebot – qu’on imaginera comme une masse de ténèbres au mille yeux qui s’éloigne puissamment dans un triomphe impitoyable. [...]
Le capitaine fit mettre à la mer un canot à moteur brillamment éclairé. Van, le maître nageur et Toby encapuchonné dans un ciré jaune étaient au nombre des aspirants sauveteurs. Mais un grand morceau de mer avait fui et Lucette était trop fatiguée pour attendre. Le ferraillement d’un vieil et robuste hélicoptère remplit bientôt la nuit, mais son rayon diligent ne rencontra que la tête noire de Van, qui, précipité à la mer par un écart du canot (pris au dépourvu sa propre ombre), hurlait sans fin le nom de la fille noyée sur les eaux noires veinées d’écume dédalienne. »
Vladimir Nabokov, Ada ou l’Ardeur (1969),
trad. Gille Chahine et Jean-Bernard Blandenier revue par l’auteur
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