« Un nouvel air du temps sentimental et victimaire » [Jean-Pierre Le Goff]
[Pioché dans le journal]
« Le mouvement #metoo s’affirme dans la continuité du mouvement d’émancipation des femmes et sa dénonciation des violences sexuelles lui confère une légitimité qui paraît indiscutable. La référence au Mouvement de libération des femmes (MLF) et les témoignages des violences ne supportent pas de longs débats; tout recul réflexif peut apparaître comme une négation des violences. On comprend dans ces conditions que beaucoup, qui n’en pensent pas moins, préfèrent se taire.
La filiation avec le MLF, créé en 1970, ne va pourtant pas de soi. Le MLF a joué un rôle d’avant-garde dans la remise en question des clichés et des rôles traditionnels de la femme, affirmé la spécificité du désir et de la sexualité féminine par rapport au modèle masculin dominant. Ce mouvement, comme le gauchisme et la contre-culture de cette époque, a versé dans l’outrance et la démesure, mais il n’avait rien d’un mouvement victimaire appelant sans cesse à la délation et à la répression. La critique allait de pair avec des expériences de vie alternatives dans une optique de transgression et de liberté qui paraissait sans limite. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Contrairement à ce que prétendent ses partisans, la vague de témoignages et de dénonciations portée par #metoo ne relève pas simplement d’une libération de la parole et d’une prise de conscience salutaire des violences sexuelles exercées sur les femmes. L’expression de la souffrance n’est pas en question, mais la façon dont elle s’affiche dans l’espace public s’inscrit pleinement dans un nouvel air du temps sentimental et victimaire.
L’expression débridée de la subjectivité souffrante et la dénonciation ad hominem brouillent les distinctions entre vie privée et vie publique, entre sentiments et raison, entre vengeance et justice.
Réseaux sociaux et médias deviennent les instruments de la délation et d’une "lapidation symbolique" du pervers. Le temps de la justice n’est pas celui des réseaux sociaux. Mais les juges ont beau essayer de démêler le vrai du faux, on retiendra surtout la délation première qui, d’emblée, désigne le salaud. Le droit n’est plus considéré comme une référence symbolisant la prééminence d’un ordre commun sur les relations interindividuelles.
La plainte en justice, couplée avec la visibilité dans les réseaux sociaux et les médias, devient un instrument au service de l’individu qui lui permet de se faire reconnaître comme victime dans une logique de ressentiment et de règlement de comptes. L’agressivité qu’on entend combattre et éradiquer au nom de la lutte contre le harcèlement se retrouve dans la véhémence de la dénonciation qui réduit l’autre au statut de porc, hors du registre de l’humain.
Le déferlement des témoignages, leur affichage dans l’espace médiatique et sur les réseaux sociaux, l’incitation à la délation… finissent par dresser un tableau sordide des rapports homme-femme, marqués par le harcèlement, les violences et le viol. Par-delà les réalités dénoncées, le néoféminisme radical développe une vision schématique des relations entre les sexes en les réduisant à de purs rapports de domination et d’aliénation. Nulle place n’est laissée au jeu, à la ruse, à la séduction.
Dans un schéma qui oppose un pur salaud et une innocente victime, la complexité des relations affectives, les représentations et les mécanismes inconscients n’ont pas leur place. La volonté d’emprise et de domination s’exerce nécessairement à sens unique; l’homme a le mauvais rôle du pervers tandis que l’agressivité et le mal semblent extérieurs au cœur féminin.
Conçues de cette façon, les relations entre l’homme et la femme ont tous les aspects d’une malédiction. En poussant au bout cette logique, il vaudrait mieux éviter une telle situation, s’épargner les risques du conflit, en mettant l’homme hors champ de la relation. Et "faire un bébé toute seule" grâce aux nouvelles techniques de procréation peut éviter les désagréments et les risques inhérents à une relation.
Dans cette version radicale du féminisme qui essentialise l’homme comme un salaud et érige l’autonomie individuelle en absolu, quelle place peut être donnée à l’amour entre homme et femme engageant une relation de dépendance à l’égard de l’autre et dévoilant par là même une incomplétude inhérente au désir humain ?
La libération de la parole sur le harcèlement et les violences exercées sur les femmes ne peut ignorer ces questions. En pratiquant la délation et l’invective contre leurs opposants, en faisant des hommes des "porcs", les adeptes de #metoo se coupent du sens commun. L’indignation légitime contre les violences et l’écho rencontré dans les réseaux sociaux ne signifient pas adhésion aux thèses d’un néoféminisme radical qui entretient la confusion et un climat de suspicion généralisée.
C’est en dehors de ce cadre délétère qu’il faut penser les rapports entre les sexes et la lutte contre les violences faites aux femmes, tout comme contre celles qui s’exercent à l’encontre d’autres individus. La citoyenneté républicaine est à ce prix. »
[Jean-Pierre Le Goff, 9/7/2018]