Lectures pour tous : Pierre Guyotat
[En souvenir de Budd Boetticher, tellement surpris]
« Le chien, la moitié de mon quignon avalée, lèche boit la neige, remue sa queue fournie, lèche ma main, trotte plus loin, je le suis, d’autres se joignent à lui, à nous, s’écartent, détalent, droite, gauche, se reforment en bande loin devant nous, jusqu’au Pont-Neuf; la bande s’égaille entre les pavillons Baltard, mais le chien me pousse aux jambes et par des lècheries aux mains me dirige vers ceux de la viande; la neige reprend, lourde, liquide, dans la nuit; ne serais-je pas plus affamé que ce chien dont mâchoires, gorge, boyaux, rectum peuvent s’accommoder de déchets de rue ? Et s’il m’attrapait une côtelette sur un étal, on ne pourrait lui battre que ses flancs à s’enfuir plus loin ou ramper ou sauter dans un lieu inaccessible à l’homme, mais moi, à le faire, je serais saisi, mis au trou, jugé, condamné; lui faire saisir pour moi sur l’étal une côtelette ? Du vol, encore du vol, encore plus de non-existence; et la manger ronger crue ? la faire rôtir sur un feu de misère dans un renfoncement de miséreux, leur prendre de ce feu qui les réchauffe ? Où me cacher pour la manger saisie, ruisselant de sa graisse ? Plus loin vers le terrain vague de Beaubourg ? sur le quai ? À l’entrée de la rue Saint-Denis, le chien, sa côtelette crue aux crocs, me quitte: ai-je mes doigts, ma bouche barbouillés de graisse que, dans le mouvement silencieux des hommes sous la neige, un, deux, trois m’effleurent comme pour me la lécher ? »
Pierre Guyotat, Idiotie, Grasset/Fasquelle 2018
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