Patrimoine/Cinémathèques/Musées contre Logique marchande
Le patrimoine cinématographique est-il encore un bien commun ?
par Natacha Laurent (14/12/2018, Le Monde)
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« Depuis une vingtaine d’années, les films anciens sont beaucoup plus accessibles. Mais cette visibilité nouvelle s’appuie sur un système qui favorise l’industrie du cinéma au détriment des cinémathèques et des musées, analyse l’historienne Natacha Laurent.
« Films de patrimoine, films anciens, films de répertoire, films classiques : ces expressions, devenues interchangeables dans le langage courant, sont les témoins de la « tendance vintage » qui s’est emparée du cinéma depuis une vingtaine d’années et a modifié, en profondeur, notre relation à ce que l’on n’ose plus appeler les « vieux films ». Alors que ceux-ci n’étaient accessibles, au XXe siècle, que dans des lieux spécifiques et très peu nombreux, ils sont aujourd’hui devenus omniprésents et ne sont plus chargés de la dimension exceptionnelle qui leur était attachée. Qui pourrait en effet contester que le patrimoine cinématographique n’a jamais été aussi visible, ni apparemment aussi simple d’accès qu’actuellement ? Festivals de cinéma, salles commerciales, chaînes de télévision, éditions DVD, plates-formes et sites : on ne compte plus les lieux qui participent à la diffusion des films anciens et donnent à chacun le sentiment – ou l’illusion ? – qu’ils sont, tous, à tout moment, et pour tout le monde, disponibles.
« Cette visibilité, qui a mis un terme à la position de monopole dans laquelle se trouvaient les cinémathèques et les musées du film, est inédite dans l’histoire du patrimoine cinématographique. Devenue aujourd’hui l’alpha et l’oméga de toute politique, elle s’est imposée grâce à un régime, qui, s’il n’est pas nouveau en soi, s’est généralisé au point de brouiller les frontières entre le cinéma d’hier et celui d’aujourd’hui : l’« événementialisation » du patrimoine. Que la rétrospective d’un cinéaste, l’organisation d’une exposition de cinéma, la « ressortie » d’un film soient désormais adossées à l’actualité du 7e art n’étonnera plus personne. « Faire événement » pour renouveler l’intérêt du public, la recette n’a rien de neuf ni d’original.
« Préparation des ressorties, campagnes de promotion, organisation d’avant-premières, placement dans les festivals : le cinéma du passé se voit appliquer le dispositif que l’industrie du cinéma a inventé pour promouvoir les nouveaux films. Souvent présentée comme une victoire du patrimoine, cette transformation majeure, qui s’est accélérée au cours des dernières années, est légitimée par un discours rassurant, repris en chœur par la profession et la presse : les films anciens ayant besoin d’être « dépoussiérés », le numérique, principal agent technologique de cette transformation, permet d’« optimiser leur circulation ». L’âge de ces films étant présenté comme leur principal handicap, la technologie et le marketing apparaissent comme les remèdes magiques qui rendent possible leur « retour à la vie » et entraînent « un engouement du public pour le patrimoine » dont tout le monde se réjouit.
« Un détour par l’histoire du cinéma et de sa patrimonialisation permet de comprendre ce dont cette évolution est le symptôme : l’immixtion du marché, qui, historiquement, et jusqu’à une date relativement récente, s’était tenu éloigné des activités patrimoniales. Le renversement est pour le moins paradoxal : c’est précisément parce qu’ils ont refusé la logique marchande qui conduisait à la destruction des films que des pionniers ont pu inventer le patrimoine cinématographique. « Je voudrais que l’on comprenne à quel point la notion de cinémathèque est indissociable d’une pratique journalière de mise au rebut », écrivait en 1983 Raymond Borde, fondateur de la Cinémathèque de Toulouse. En collectant ce que l’industrie considérait comme des déchets sans intérêt ni valeur, les « chiffonniers de la pellicule » constituèrent les premières collections cinématographiques.
« Les principales vagues d’élimination qui ont frappé le cinéma au cours de son histoire se sont accompagnées de destructions ordinaires et quotidiennes, qui furent sciemment opérées par l’industrie du cinéma, du moins jusqu’à la généralisation du numérique dans le circuit commercial. Ces destructions, qui marquaient en général la fin de l’exploitation d’un film, étaient motivées par diverses raisons : économiser les frais de stockage, éliminer les copies hors d’usage, réutiliser la pellicule, mais surtout échapper à la possibilité d’une exploitation illégale du support. Pour permettre au film de rester une marchandise, et exception faite de la copie déposée au titre du dépôt légal, la solution adoptée par l’industrie était la disparition organisée. L’élimination programmée étant dictée par la loi du marché, la protection et la sauvegarde ne pouvaient relever que d’une logique radicalement différente. C’est donc parce que les cinémathèques, archives et musées du film se sont construits en dehors des règles du marché et qu’ils se sont donné des objectifs non commerciaux qu’ils ont rendu possible la constitution d’un patrimoine cinématographique. Et qu’ils ont pu, en installant celui-ci dans un cadre culturel, en faire un bien commun. Sans leur action, le cinéma n’aurait ni histoire ni mémoire.
« Que l’on célèbre, non sans quelque naïveté, le rapprochement inédit entre patrimoine et marché en le présentant souvent comme le comble de la modernité, ou que l’on regrette, dans une nostalgie inquiète et critique, une époque révolue où ces deux mondes s’ignoraient superbement, une chose est sûre : ce qui aurait fait figure d’oxymore il y a cinquante ans existe désormais. Le « marché du patrimoine » est devenu réalité. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que les films anciens aient suivi ce processus bien connu qui accompagne la légitimation de formes artistiques considérées a priori comme plébéiennes : au fur et à mesure qu’elles sont créditées d’une valeur esthétique, historique ou affective, elles acquièrent une valeur marchande et induisent ainsi progressivement l’intérêt du marché. Mais cela n’empêche pas que l’on s’interroge sur les conséquences de cette mutation majeure.
« La première, sans doute la plus visible, concerne la programmation, dont l’initiative n’appartient désormais plus aux seules institutions patrimoniales, mais relève également d’acteurs privés. En utilisant le patrimoine cinématographique pour promouvoir les nouveaux films et en faisant de la ressortie d’un titre un outil essentiel de son fonctionnement, le marché favorise non seulement une approche « auteuriste » du cinéma, mais se concentre souvent sur les auteurs les plus connus et cela aboutit à une homogénéisation des propositions. Il est désormais fréquent de retrouver la même rétrospective dans plusieurs lieux patrimoniaux, institutions, festivals, et parfois salles commerciales. Au risque de figer l’histoire du cinéma et de favoriser une approche par « chefs-d’œuvre », qui tend à se concentrer sur des listes officielles et ne favorise pas le renouvellement du regard.
« La seconde mutation, plus profonde encore, interroge notre conception même du patrimoine. Toutes les cinémathèques sont confrontées à une situation pour le moins étrange : elles ont de plus en plus souvent intérêt à ne pas projeter la copie 35 mm qu’elles conservent ni même à l’emprunter auprès d’une autre archive, mais à louer le support numérique proposé par le distributeur. Tout simplement parce que l’accord informel passé entre une cinémathèque et un ayant droit déposant de films, qui permettait à la première d’organiser des projections sans avoir à rémunérer le second, a désormais pratiquement disparu. Selon ce système, qui permettait de la remercier pour le travail – gratuit – de conservation qu’elle effectuait, la cinémathèque pouvait organiser, avec l’accord du déposant et sans avoir à le rémunérer, quelques projections du film que celui-ci lui avait confié. Aujourd’hui, les cinémathèques doivent s’acquitter, y compris pour la programmation des titres qu’elles abritent dans leurs collections, de sommes très importantes. Comble de l’ironie, elles se voient appliquer des forfaits établis indépendamment du nombre de spectateurs, négociés au cas par cas, qui varient d’un lieu à un autre, le tout dans une troublante opacité – alors qu’une salle commerciale qui projette le même film rémunérera l’ayant droit selon un pourcentage indexé sur la recette de la séance.
« Autre raison qui pousse les cinémathèques à ne pas projeter la copie argentique d’un film qu’elles onservent : les avantages du support numérique proposé par l’ayant droit. Tous les problèmes que l’on reproche aujourd’hui à la pellicule – format 16 mm, films étrangers en version française, version originale non sous-titrée, copies fatiguées ou incomplètes – se trouvent en effet « miraculeusement » réglés par la technologie. Une cinémathèque souhaite, par exemple, programmer un film qu’elle conserve dans ses collections, mais dont la copie est en version originale intégrale. Au lieu de payer le surcoût du sous-titrage électronique, elle a intérêt, sur le plan financier, à louer le support numérique auprès du distributeur. Mais si une cinémathèque a de moins en moins l’occasion de projeter les films qu’elle conserve, que devient-elle ? Un simple « stock » ouvert aux acteurs privés du patrimoine qui viennent y puiser, sans compensation, le matériel qu’ils n’auraient pas pris le soin de conserver ? Cette logique conduit à des situations aussi surréalistes que celle du film inachevé d’Orson Welles, The Other Side of the Wind : Netflix ayant assuré la restauration, il n’est désormais visible que par les abonnés de la plate-forme.
Deux situations fréquentes suffisent à mesurer l’ampleur de cette mutation. Deux parties, dont la collaboration est une chance pour la mémoire du cinéma : d’un côté, une cinémathèque, qui conserve dans ses collections le négatif nitrate original d’un titre majeur du patrimoine cinématographique mondial, et de l’autre un puissant producteur, qui a fait entrer ce titre dans son catalogue. Le second engage une restauration prestigieuse du film, qu’il finance dans sa totalité et intègre dans la politique générale de communication du groupe. Il peut compter sur la première qui met à sa disposition gratuitement le matériel exceptionnel qu’elle conserve depuis plusieurs décennies. La cinémathèque concernée a dû cependant payer, à un tarif non préférentiel, toutes les projections du film restauré qu’elle a organisées dans sa propre salle, et n’a rien reçu en retour. Pas même un tirage sur pellicule de la nouvelle restauration qui aurait pu être déposée dans les archives de la cinémathèque et aurait alors donné à cette opération commerciale une dimension patrimoniale.
« Autre cas, devenu très fréquent : dans le cadre d’une rétrospective faite en dehors des impératifs du marché, autrement dit dans le cadre d’une démarche artistique et scientifique, une cinémathèque peut être empêchée de projeter, ou de prêter à une autre cinémathèque membre de la Fédération internationale des archives du film, la copie qu’elle conserve – parfois depuis de longues années, et après y avoir consacré un budget, du temps, des compétences. Pourquoi ? Tout simplement parce que le distributeur et l’ayant droit ont choisi une date de ressortie du film, qui s’applique au secteur commercial comme au non commercial. Le support original de l’œuvre – la pellicule – a beau exister matériellement dans une archive, il a perdu sa raison d’être pour une projection et n’est plus compatible avec la logique marchande qui s’est imposée.
« La rupture entre projection et collections s’accélère ainsi chaque jour et repousse cinémathèques et archives du film à la périphérie du phénomène patrimonial. Ce mouvement, qui apparaît bien comme un transfert opéré au détriment des acteurs traditionnels et au bénéfice des acteurs du marché, interroge notre conception même du patrimoine cinématographique. Il est urgent, pour que l’histoire du cinéma ait un avenir, de dégager les films anciens de la tyrannie du présent et de cette obsession de la visibilité qui mettent en péril la notion même de collection. Le moment n’est-il pas venu de clarifier et d’organiser le marché du patrimoine, autrement dit de sortir de la grande illusion du « tout accessible » et de revoir, avec tous les acteurs du secteur, la règle du jeu ?
Natacha Laurent est historienne du cinéma russe et soviétique (université Toulouse-Jean-Jaurès), membre du groupe de recherche « Patrimoine et patrimonialisation du cinéma ». Elle a dirigé la Cinémathèque de Toulouse de 2005 à 2015.