Lectures pour tous : Pierre Goldman [Archibald Rapoport]
« La beauté et le plaisir naissent du sol pourri des malheurs extrêmes, dit Liouba: sous la beauté de cette musique, son extraordinaire sensualité, il y a l’atrocité du travail servile effectué sous la cravache des maîtres et contremaîtres; toute la musique afro-cubaine porte la marque originelle du temps de l’esclavage comme le nègre affranchi conserve la trace des fers et du fouet. Aussi n’est-elle jamais complètement frivole: le tambour y palpite toujours, et le tambour, cet incessant tambour sensuel, s’il appelle l’amour, l’organise, rythme et décrit, produit et reproduit les mouvements complexes de ses érotiques figures, appelle aussi aux armes, à la vengeance, au meurtre libérateur, à la guerre. Toutes les révoltes d’esclaves ont commencé en Amérique par un appel des tambours: ils retentirent en Haïti et ils retentirent en Guadeloupe, ils retentirent au Venezuela et au Brésil. Les Blancs connaissent aussi la dimension martiale et mortifère du tambour, qui accompagne les soldats qui marchent au combat et les condamnés qui vont périr suppliciés, mais ils ignorent la complétude des percussions noires qui signifient également la mort et la vie, le désir et la haine, la jouissance et la fureur apaisée. [Elle songea qu’à Santiago de Cuba, à l’aube du 26 juillet 1953, l’âpre fracas des armes rebelles s’était mêlé au vacarme voluptueux du carnaval qui finissait et elle pensa que cela redoublait la nature sublime et profondément cubaine de cet événement historique: l’attaque de la caserne Moncada.] »
1977. Effarouché par la violence politique et l’énergie érotique (et vice versa) de L’ordinaire mésaventure d’Archibald Rapoport, Claude Durand refusa de publier au Seuil le brûlot que Pierre Goldman rédigea après son séjour à Fresnes. Deux ans plus tôt, pourtant, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France avait valu notoriété à sa collection « Combats ». Ce sera Bernard de Fallois qui éditera chez Julliard le deuxième livre, génial, de Goldman. [Celui-ci sera assassiné à Paris, en septembre 1979, à l’âge de trente-cinq ans.] L’ouvrage était épuisé depuis longtemps. Séguier vient de le rééditer dans sa collection « L’indéFINIE », mis en musique par une préface de l’excellent Philippe Gumplowicz. Qu’on se le dise.
[On lira avec beaucoup d'intérêt l'article enthousiaste de Jacques Mandelbaum dans Le Monde du 14 juin, « Le "livre-suicide" de Pierre Goldman. »]