Lady Day
« Il m’a retrouvée... Il a mis un pied devant l’autre, dans ses écrase-merde à semelle crêpe... Il a suivi son ombre, elle ne risquait pas de le bousculer... Un vieux marcheur, Lester Willis Young !... Il suivait depuis le point du jour des filles qu’il avait inventées, des filles de derrière sa tête... Il en a épousé d’autres... Elles s’en sont allées toutes seules, vers les autobus... Moi, sur le trottoir d’en face, j’aguichais la pire espèce... Décolleté, retroussis, émail roussi, serviette éponge, poire à lavement... Mais, tout au bout du bout de la route, il est parvenu jusqu’à moi... Surtout, ne me lâche pas, vieux ! Plus maintenant, s’il te plaît... Arrête-toi au bord de la fosse d’orchestre... Sors ta petite brosse et frotte-toi l’épaule, en signe de victoire... On a quelque part où aller, si tu veux... On dansera un tango qu’ils ont là-bas, autant que tu le désires... Tu conduis ?... Non, tu ne conduis pas. Tu laisses les parquets glisser sous toi... C’est le monde qui danse, et, nous, comme de merveilleux cons, on n’a rien d’autre à faire que de se contempler le fond des yeux... Dans l’obscurité, ce qui est bien, c’est que la nuit tarde à venir... Comme toi, malgré ta réputation d’arriver partout en avance... La fille qui m’a délestée de ma galette, elle chuchote – mais si elle s’imagine que je ne l’entends pas !... « Elle nous a quittés. Nous sommes le 17 juillet. Il est trois heures dix du matin. » Toi, tu es toujours au courant de tout, hein ? Rien ne t’échappe... Pétasse ! » [Alain Gerber, Lady Day, Histoire d'amours, 2005, Fayard]