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21 juillet 2019

Alain Petit : une préface à "Les Mémoires de l'oncle Jess", de Jess Franco

Sollicité par l’éditeur, l’ami Alain Petit [dont on aima beaucoup Jess Franco, ou les prospérités du bis, Artus 2015] rédigea une belle préface à l’ouvrage de Jess Franco, Les Mémoires de l’oncle Jess [Serious Publishing, traduit de l’espagnol et commenté par Edgard Baltzer, 450 pages joliment illustrées, 35 €]. Pour des raisons techniques, le texte d’Alain n’a pas trouvé sa place dans l’ouvrage. Le voici, in extenso. J’invite mes visiteurs à le faire circuler.

 

« Le Petit Jésus s’en va-t-à l’école / En portant sa croix dessus son épaule. » (Très vieille chanson enfantine d’origine française)

« Par un beau jour de juillet 2004, je reçus un paquet venant d’Espagne, qui, à ma plus grande surprise, contenait l’édition originale, fraîchement issue des rotatives de l’imprimeur, des Memorias del Tio Jess, ouvrage courageusement édité par Santillana Ediciones Generales, Madrid, et rédigé par Jess Franco au tout début des années 2000.

« En page de garde, l’auteur avait eu la délicatesse de rédiger une dédicace particulièrement émouvante pour votre serviteur: "Pour Alain, avec l’espoir que tu trouves quelque chose que tu ne connais pas sur moi."

memorias-del-tio-jess

« Je parcourus fiévreusement l’ouvrage, constatai que seul un cahier de huit pages constituait l’illustration, survolai les en-têtes de chapitres et enrageai une fois de plus de n’avoir pas été assez studieux, lorsque, durant mes deux dernières années scolaires (celles qui à l’époque débouchaient sur les épreuves du BEPC), j’avais suivi (subi devrais-je dire) des cours d’espagnol imposés en seconde langue étrangère.

« Si j’avais eu, l’espace d’un instant, la maturité d’esprit ou la clairvoyance de réaliser à quel point la connaissance de cette langue pourrait m’être utile, voire indispensable dans les années futures, je me serais accroché, quitte à suivre des cours du soir, puisque à l’âge de seize ans, et par nécessité familiale, il m’a fallu interrompre mes études pour entrer dans le monde du travail.

« Malheureusement, aucune diseuse de bonne aventure, aucune boule de cristal ne m’a révélé la tournure qu’allait prendre ma vie quelques années plus tard.

« Je suis donc resté très nul en regard de la langue de Cervantès, ne gardant que de vagues souvenirs de ces cours, dispensés d’ailleurs par une bien jolie enseignante surnommée Pepita par les agitateurs de la classe.

« La sueur au front, un dictionnaire hispano-français à la main, j’ai bien tenté pendant des heures de traduire ici et là les passages qui me semblaient les plus accessibles ou les plus intéressants au regard de la carrière cinématographique de l’auteur mais je me décourageai assez rapidement, constatant qu’il s’agissait d’un ouvrage autobiographique certes, mais qui ne couvrait réellement en profondeur que l’enfance, l’adolescence puis les années d’apprentissage de celui qui allait devenir un des cinéastes les plus singuliers de sa génération.

« Ce livre trouva donc sa place dans ma bibliothèque, où il a reposé pendant quatorze années sans que je sois à même d’en percer les secrets.

« C’est pourquoi, lorsque Edgard Baltzer me demanda si je voulais établir une préface à l’ouvrage que vous tenez entre les mains, ma réponse fut un oui franc et massif mais, ajoutais-je en me réjouissant à l’avance d’enfin pouvoir accéder au saint Graal, "il faut m’envoyer la traduction dès que possible".

« Je ne serais pas étonné que ces Mémoires de l’oncle Jess déroutent certains lecteurs, soient générateurs d’une certaine frustration dans la mesure où il ne s’agit en rien d’une biographie révélant les secrets de tournage des films dirigés par Jess Franco, du plus culte au plus obscur.

« Sa carrière cinématographique y est bien entendu évoquée, principalement au travers de quelques films, ainsi que ses rencontres avec des cinéastes ayant beaucoup compté pour lui tels Bardem, Berlanga, Welles*, des producteurs tel Marius Lesoeur ou des scénaristes tel Jean-Claude Carrière.

« Mais le corpus principal de ces mémoires reste avant tout les souvenirs d’enfance, d’adolescence, le contexte effroyable de l’Espagne des années d’après guerre, l’ombre de la terreur imposée par le Caudillo, une terreur sous-jacente qui sourd de chaque page.

« Y sont omniprésents les agents de cette nouvelle Inquisition qui sillonnent les rues, peuvent frapper aux portes à chaque instant de jour comme de nuit, la liberté d’expression muselée, bafouée, tout un monde difficile à imaginer pour un citoyen de pays libre, un monde d’angoisse permanente superbement évoqué ici à travers les souvenirs du "petit Jesus".

« Adolescent et déjà musicien fort doué, le petit Jesus, donc, anime une émission radiophonique musicale et fréquente les cabarets où il se produit comme instrumentiste au sein d’une faune particulièrement pittoresque.

« À l’âge de dix-neuf ans, il fuit l’étouffante cellule familiale et fugue à Paris où il va séjourner deux années et demie, occupant pour survivre les métiers les plus incongrus et surtout profitant de ce séjour pour parfaire son éducation cinéphilique à la Cinémathèque française.

« Rapatrié sous la contrainte familiale, il regagne l’Espagne où il est bien déterminé à réaliser son rêve d’enfance: devenir metteur en scène…

« La jeunesse tumultueuse de Jess Franco est belle comme un roman. Oserais-je dire que sa vie toute entière fut un roman ?

« J’entends déjà les voix qui ne manqueront pas de s’élever pour argumenter que trop c’est trop, qu’en une seule vie, il n’est pas possible d’avoir fait autant de choses, rencontré autant de personnages connus ou d’autres que la postérité a oubliés mais qui n’en ont pas moins compté, que la prédisposition de Jess Franco au mensonge ou à l’affabulation est de notoriété publique et qu’un tel livre de souvenirs constitue un tremplin de choix pour celui qui a si souvent surfé sur l’exagération, les affirmations contradictoires ou tout simplement la volonté de choquer, de provoquer son auditoire.

« Pour avoir passé beaucoup de temps en sa compagnie durant une quarantaine d’années, que ce soit devant un magnétophone, devant sa caméra, à des tables de restaurant, dans des salons d’hôtel à l’issue de journées de tournage, je suis très mal placé pour me faire ici l’avocat de la défense de ce Jess que l’on peut, avec raison, qualifier de "grand affabulateur"**.

« Je l’ai entendu conter nombre d’histoires toujours passionnantes, à la limite parfois de la crédibilité (Jess était avant tout un fabuleux conteur) avec une conviction qui paraissait inébranlable.

« J’ai assisté à des entretiens avec des tiers où il mentait comme un arracheur de dents tout en jetant sur moi, par-dessus l’épaule de son interlocuteur, un regard d’une rare noirceur qui voulait dire: "Je sais que tu sais mais ferme-la !"

« Je l’ai entendu se contredire d’un entretien à l’autre, j’ai vu des bonus d’éditions vidéographiques de ses films qui m’ont hérissé le poil, irrité, fait exploser de rire devant tant de mauvaise foi.

« Ce Jess Franco-là, n’est apparu que fort tardivement: quand l’homme de l’ombre est devenu très progressivement homme public, qu’il est devenu objet de curiosité puis objet d’un véritable culte.

« J’ai l’intime conviction que lors de nos premiers entretiens au début des années 1970, Jess n’affabulait pas.

« Certes, il devait "en rajouter" quelque peu lorsqu’il narrait telle croustillante anecdote survenue à l’un de ses comédiens ou collaborateurs mais la chose s’est souvent vérifiée, il y avait toujours un fond de vérité dans ses affirmations même les plus surprenantes.

« À l’exception du jour où il a tenté (et presque réussi) de me faire croire qu’il était plus jeune de six ans en exhibant une fausse carte d‘identité, je pense que Jess a toujours été avec moi d’une grande amabilité, s’est toujours comporté en véritable ami.

« Il était, quand nous nous sommes rencontrés la première fois, plutôt mal aimé, et parce que j’étais un des seuls (avec Jean-Pierre Bouyxou, je tiens à le préciser) à défendre son cinéma il s’est toujours livré avec confiance et sincérité.

« Alors un tissus d’affabulations ces Mémoires de l’Oncle Jess ? Je ne crois pas. J’y ai retrouvé beaucoup trop d’anecdotes que Jess m’avait jadis contées "à la virgule près" et à bien examiner ces souvenirs il n’y a rien là qui soit susceptible de faire de lui un super-héros.

« Il y a dans ces confessions un ton de sincérité, un parfum de réalisme trop tenace.

« Oui, la vie de Jess Franco a été un roman. Un roman parfois difficile à croire, vous vous en rendez compte en le lisant.

« Vous allez être surpris, désarçonnés parfois par ce flot presque ininterrompu de noms d’inconnus célèbres en leur temps, cette profusion de lieux fréquentables ou non, par l’évocation sans fard de la société madrilène de l’époque avec cet avantage épatant auquel n’ont pas eu droit les lecteurs espagnols: la multitude de renvois et notules historiques et explicatives amoureusement concoctées par le traducteur, Edgard Baltzer.

« Pour ma part, je n’émettrai qu’une réserve, au regard de la rencontre Jess Franco-Chet Baker supposée avoir eu lieu durant son épisode parisien entre (approximation probable) fin 1949 et mi-1952.

« Il est notoire en effet que le premier séjour à Paris du trompettiste n’a eu lieu qu’en 1955.

« En 1951 il a incorporé un bataillon disciplinaire avant de déserter puis d’être réformé pour troubles psychologiques. En 1952, il est notoire qu’il tourne sur la côte Ouest des États-Unis avant d’enregistrer son premier disque en 1953.

« Je ne veux pas dire que cette rencontre n’a jamais eu lieu mais qu’elle n’a pu se produire lors du premier séjour parisien de Jess. Si elle a eu lieu, c’est forcément avant 1969 puisqu’il y est question d’une réflexion de Chet Baker qui aurait inspiré à Jess le scénario de Venus in Furs.

« Plus surprenant encore: lorsque Jess confie au trompettiste qu’il a tourné un film à partir de leurs conversations, Chet lui demande si c’est un bon film, Jess réponds: "Une merde !"

« Or Jess a toujours soutenu que Venus in Furs (ou Black Angel, comme il se plaisait à l’intituler) était un de ses films préférés.

« D’ailleurs, même s’il lui arrivait fréquemment d’admettre qu’il n’avait pas fait que des bons films, Jess réagissait toujours assez violemment quand un de ses films était évoqué comme potentiellement mauvais. Je l’ai vu taper du poing sur la table en hurlant: "Mais c’est mon meilleur film !" lorsque je me suis attaqué à La Fille de Dracula au moment de sa sortie parisienne.

« Jess était le père d’une famille nombreuse, il se donnait la peine de concevoir ses films mais ne surveillait pas leur éducation, trop occupé qu’il était à concevoir les suivants.

« En revanche, il ne faisait pas bon venir se plaindre auprès de lui de l’éducation de l’un de ses rejetons: il les aimait tous !

« Lorsqu’on se trouve en présence d’une vie si riche, si stupéfiante, il est permis de regretter que l’auteur n’ait pas développé, par exemple les autres aspects de sa carrière.

« Il aurait pu parler beaucoup plus longuement des années vouées à l’écriture de scénarios, à l’assistanat (il n’a pas travaillé qu’avec Bardem et Berlanga mais aussi avec des réalisateurs aussi passionnants que Joaquin Romero Marchent ou Leon Klimovsky), peut-être aussi parler de son passage à la critique cinématographique, de ses expériences théâtrales…

« Un livre c’est vraiment trop peu pour une telle carrière. Peut-être Jess Franco avait-il en projet le second tome de ses aventures…

« Peut être en avait-il entamé la rédaction quand l’"ultime infirmière" est venu le voir ?

« Quoi qu’il en soit, les fans de ce cinéaste ne pourront que tirer bien des enseignements de ces mémoires, aussi incroyables puissent-ils paraître.

« Comme le citait Jean Pierre Bouyxou dans le bonus d’une édition vidéographique récente d’un film de Jess Franco, et pour reprendre un réplique de L’homme qui tua Liberty Valance, de John Ford: "Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende."

« La lecture de ces mémoires ne changera pas le cours de ma vie, il est trop tard pour cela, mais je ne pourrai plus jamais voir une photo de la place de la Concorde déserte sans y apercevoir la silhouette fantomatique d’un petit homme venu d’Espagne, trempé comme une soupe par la pluie battante et le visage inondé de larmes de joie, la joie de se sentir enfin libre dans un pays où tout semble désormais possible. » 

Alain Petit

* On a enfin accès à l’exposé des événements qui suscitèrent le courroux d’Orson Welles à l’égard de Jess Franco et la raison pour laquelle ce dernier n’est guère crédité comme réalisateur de seconde équipe de Falstaff.

** Lors de la réédition de mon ouvrage Jess Franco ou les Prospérités de Bis [Artus], j’ai essayé d’obtenir une copie de l’entretien accordé par Jess Franco à la rédaction de Midi Minuit Fantastique peu avant la sortie parisienne de L’Horrible Dr. Orlof. Cet entretien, annoncé dans les colonnes du n°3 (spécial King Kong) était censé être publié dans le n°4 mais il n’a mystérieusement jamais été livré au public. Interrogé à ce sujet, Jean Claude Romer se souvenait que l’équipe rédactionnelle de MMF avait préféré s’abstenir car l’entretien avait été jugé trop peu crédible.

franco oncle jess

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