Lectures pour tous : Patrick Deville
Que deviendrions-nous sans Patrick Deville ?
« Après cette folie de l’or était venue celle du café. Les esclaves étaient passés de la mine au champ. Si l’Europe avait acclimaté nombre de végétaux du Nouveau Monde, le café avait été imposé à celui-ci tel un fléau abattu sur son sol. C’est qu’il y a loin de l’arbuste au percolateur. Tout avait commencé par un berger assis devant quelques chèvres d’Abyssinie, hystériques de s’être enfilé les baies rouges d’un arbuste. Le berger, qui s’ennuie, les envie. Ça n’est pas très bon. Surtout c’est sans effet. C’est dans le noyau que ça se passe. L’homme recrache, baisse rarement les bras quand il s’agit de donner du piquant à sa vie. On grille les deux grains du noyau, les écrase dans l’eau bouillante. Les Arabes chargent leurs boutres de ces cerises excitantes. On tentera plus tard de prohiber le breuvage, au Caire puis à Istanbul. C’est peine perdue. On renforce au contraire l’effet psychotrope du jus noir en le mêlant à la cardamome. Au contact des Turcs ouvent les premiers cafés viennois. Voilà le lieu et la boisson associés. Ils stimuleront la conversation, bientôt la rédaction des pamphlets et des libelles. Par un de ces paradoxes dont l’histoire de l’humanité est friande, ces grains, cueillis par des esclaves, avaient favorisé l’apparition de l’esprit libéral en Europe, l’addiction à la liberté d’expression. »
Patrick Deville, Amazonia, 2019, Seuil