Lectures pour tous : Ludmila Oulitskaïa
« Il aimait bien vivre dans cet endroit désert, avec son chat et son chien. De temps en temps, il faisait un saut à skis jusqu’au village voisin pour acheter du pain et du lait. Il avait de l’alcool dans un jerrycan. Et des réserves de nourriture. C’était un retraité. Il lisait, dessinait, sculptait des morceaux de bois. Il buvait tout seul. Il philosophait quand il avait quelqu’un avec qui le faire. Un homme remarquable, un original. Il a été ravi quand nous avons débarqué chez lui. Il venait justement de recharger son poêle. Le soir, nous avons dîné dans son isba. [...] Nous avons bu à la Nouvelle Année. Et à notre table, il y avait les permissionnaires, le télégraphiste et sa vendeuse, la joyeuse petite famille avec le chien aux nerfs fragiles, l’Allemand hollandais surnommé le Tchétchène, et la responsable du wagon sortie d’un tableau de Rubens, avec son visage de matriochka sur le retour... C’est mon peuple. Il est ce qu’il est... »
Ludmila Oulitskaïa, « Un train russe », 2005,
dans le recueil Les sujets de notre tsar, Gallimard, traduit du russe par Sophie Benech.
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« Je suis en assez mauvaise santé, et il y a des questions qui me rendent littéralement malade. Je viens de recevoir la visite de collaborateurs de Memorial, des amis, et nous avons passé la soirée plongés dans une immense tristesse. Nous avons vécu diverses époques très difficiles, et ce qui s’annonce en ce moment est extrêmement angoissant pour l’avenir de notre pays et des pays limitrophes. Quant aux opinions de la personne dont vous parlez [Poutine], elles ne m’ont jamais intéressée. C’est une histoire qui relève de la psychopathologie. [...] Je ne fréquente pas beaucoup les écrivains russes, mon cercle d’amis est plutôt constitué de scientifiques, de peintres. Il y a des lettres de protestation d’écrivains russes contre la guerre qui circulent, et je les ai signées, comme beaucoup d’autres. Certains sont allés à des manifestations, d’autres ont quitté le pays. On peut tous les comprendre, les uns comme les autres. Je dois dire que le sentiment le plus fort, c’est le dégoût. Parmi les gens que je connais, personne n’approuve cette guerre. Mais notre opinion n’intéresse pas les dirigeants de ce pays. Or il n’y en a pas d’autres, et nous ne sommes pas près d’en avoir d’autres. » [Propos recueillis par Florence Noiville pour Le Monde, mars 2022, trad. Sophie Benech.]