Au lieu de jeter l'ancre, mouillons
« Avant même qu’une ancre puisse être levée, il faut d’abord la mouiller, et ce truisme parfaitement évident me conduit immédiatement à mon sujet, qui est la dégradation du langage maritime dans la presse quotidienne de ce pays. Votre journaliste, qu’il prenne la responsabilité d’un navire ou d’une flotte, presque infailliblement, "jette" l’ancre. Or on ne jette jamais une ancre, et une liberté prise avec un langage technique est un crime contre la clarté, la précision et la beauté d’un parler porté à la perfection. Une ancre est un morceau de fer forgé, admirablement adapté à son usage, et un langage technique est un instrument que des siècles d’expérience ont faconné et rendu parfait, et qui est sans défaut pour les fins qu’il sert. Une ancre de naguère [...] était à sa façon un outil on ne peut plus efficace. Sa taille atteste sa perfection, car il n’est point d’autre engin si petit par rapport à la grande tâche qu’il doit accomplir. Regardez les ancres suspendues aux bossoirs d’un grand navire. Si elles étaient en or elles auraient l’air de breloques, de bibelots décoratifs, pas plus grands par rapport à l’ensemble qu’un pendant à l’oreille d’une femme. Et c’est pourtant d’elles que dépendra plus d’une fois la vie même du navire. Une ancre est forgée et modelée pour être fidèle; donnez-lui des fonds où elle puisse crocher, et elle tiendra jusqu’à ce que la chaîne se brise et alors, quoi qu’il puisse advenir ensuite du navire auquel elle appartient, cette ancre est "perdue". Cet honnête et rugueux morceau de fer, d’aspect si simple, a plus de parties que le corps humain n’a de membres: l’organneau, le jas, le diamant, les pattes, les oreilles, la verge... Tout cela, si l’on en croyait notre journaliste, est "jeté" quand le navire arrivant à un mouillage se met sur ancre. »
Joseph Conrad, « Emblèmes d’espoir », in Le miroir de la mer (1906),
Gallimard, trad. Pierre et Yane Lefranc, 1985.