« Pennsylvanie : De 1951 à 1974, des détenus afro-américains ont été utilisés comme cobayes »
Entre les années 1950 et 1970, des milliers de prisonniers afro-américains de la prison d’Holmesburg, à Philadelphie, ont servi de cobayes pour des expériences médicales menées par un dermatologue influent de l’université de Pennsylvanie, Albert Kligman (1916-2010). Elles visaient à tester des produits pour le compte d’entreprises telles que les cosmétiques Helena Rubenstein, les laboratoires Johnson & Johnson et Dow Chemical, ainsi que pour l’armée américaine. Les détenus ont été exposés à des produits pharmaceutiques, à des agents infectieux comme le virus de l’herpès et le staphylocoque doré, à du LSD et à des composants de l’agent orange. Ces expériences ont été interrompues en 1974 et il a fallu près de cinquante ans pour que les premières excuses officielles soient émises.
En août 2021, le doyen de la faculté de médecine de Pennsylvanie reconnaissait officiellement qu’Albert Kligman avait dénié le consentement libre et éclairé des prisonniers. Lui emboîtant le pas, le conseil municipal de la ville de Philadelphie a adopté, le 20 octobre, une résolution émettant des excuses officielles pour "ces actes odieux d’abus et de torture". "Le traitement lamentable des prisonniers de la prison d’Holmesburg entre les années 1950 et 1970 devrait être examiné en profondeur, tandis que la persistance du racisme médical dans notre société devrait être étudiée et cesser", précise cette résolution.
L’écrivain et militant Allen Hornblum a été témoin de ces expérimentations alors qu’il travaillait au sein du système pénitentiaire de la ville de Philadelphie. Auteur du livre Acres of Skin (Routledge, 1988, non traduit), qui a révélé cette affaire au grand public, il a été impliqué, aux côtés d’un groupe d’anciens prisonniers, dans la lutte ayant mené à cette reconnaissance.
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La prison d’Holmesburg était l’une des trois prisons du système pénitentiaire de la ville de Philadelphie, et j’y enseignais dans le cadre d’un programme éducatif public. Lorsque je m’y suis rendu pour la première fois, j’ai été choqué par ce que j’ai vu et particulièrement par les bandages que portaient les prisonniers. Ils présentaient aussi des irritations ou des marques qui ressemblaient à des tatouages. J’ai d’abord pensé à des affrontements entre gangs, mais lorsque j’ai interrogé un garde, le lendemain, il m’a répondu que ce n’était rien, qu’il s’agissait juste d’expérimentations menées par l’université de Philadelphie destinées à tester des parfums. J’ai pensé qu’il plaisantait. Ces hommes vivaient dans des conditions sanitaires déplorables. Ils sentaient mauvais. Comment pouvait-on tester des parfums sur eux ? J’ai insisté et j’ai reçu la même réponse. Je suis quelqu’un de méfiant envers les institutions car je sais que des abus peuvent y être commis, et je me suis vite douté qu’il s’agissait d’essais cliniques. J’ai commencé à creuser et j’ai alors appris que les prisonniers étaient payés un dollar par jour pour se prêter à tout un tas de tests dermatologiques. Ils vendaient un morceau de leur peau pour gagner l’argent dont ils avaient besoin pour s’acheter une brosse à dents ou soutenir leurs proches. Le montant s’élevait à deux dollars lorsque les essais étaient menés pour l’armée américaine, alors que, pour le ménage, les détenus n’étaient payés que 25 cents par jour.
Les réponses des gardes ne me satisfaisaient pas car ils ignoraient ce qui se passait. Dans cet environnement paramilitaire, les gens sont habitués à respecter les ordres et, en l’occurrence, il ne fallait pas poser de questions. Je bousculais cette habitude et devais me contenter de ce que j’avais appris. A savoir que les détenus recevaient toutes sortes de produits par voies intraveineuse ou orale, ou par application sur leur tête ou sur leurs pieds, et que le médecin supervisant ces expériences était le docteur Kligman, un dermatologue influent de l’université de Pennsylvanie. Tous les témoins que j’ai questionnés ne voyaient pas où était le problème et cela m’a peu à peu perturbé. Je constatais que les détenus étaient noirs et illettrés dans leur écrasante majorité alors que les médecins qui leur rendaient visite étaient blancs et diplômés. Il m’arrivait aussi de voir des militaires en uniforme et j’ai compris qu’il y avait une histoire derrière tout ça. J’ai partagé mes inquiétudes à mes supérieurs, qui m’ont répondu: « Ecoute Allen, on ne veut pas de problème avec ces gens-là. Si on parle, notre projet éducatif va être arrêté, et les prisonniers vont perdre la possibilité de suivre ce programme. »
C’est le moment où a été révélé le scandale de Tuskegee, qui a choqué l’opinion publique. Entre 1932 et 1972, des métayers noirs de Tuskegee, une ville reculée de l’Alabama, ont été recrutés, en en ignorant la véritable raison, dans une étude visant à documenter l’évolution de la syphilis sans traitement. Ils ont été privés d’accès à la pénicilline lorsqu’elle est devenue disponible. Ce scandale a marqué un tournant dans l’histoire de la bioéthique aux Etats-Unis. Le principe du consentement éclairé émane en effet du code de Nuremberg, établi en 1947 à la suite du procès des médecins nazis. La communauté médicale des pays européens s’est sentie concernée par ce qui s’était passé dans les camps de concentration. Mais, aux Etats-Unis, en dépit de ce principe, des expérimentations médicales ont continué à être menées sur des populations vulnérables, tels les enfants atteints de pathologies mentales, ou marginalisées, comme les Noirs.
En 1992, j’ai retrouvé certains de ces détenus alors que je travaillais au bureau du shérif de Philadelphie. J’étais connu dans ce milieu car impliqué en tant qu’activiste dans un mouvement de réforme pénitentiaire. Ils m’ont raconté leur histoire et m’ont donné le nom d’autres détenus qui avaient développé des séquelles à long terme, dont certains étaient à la rue ou derrière les barreaux. J’ai aussi contacté d’anciens médecins. Certains n’acceptèrent de parler qu’en présence d’un avocat, d’autres raccrochèrent au téléphone, d’autres encore reconnurent qu’ils avaient toujours eu peur que quelqu’un comme moi vienne un jour les interroger. A partir de là, je me suis investi corps et âme dans l’enquête. J’ai pu obtenir de nombreux documents gouvernementaux qui m’ont renseigné sur les expériences que menait Kligman et sur les entreprises qui lui commandaient des recherches. Après de multiples tentatives, j’ai aussi obtenu un long entretien téléphonique avec lui. Il a défendu son programme de recherche en soutenant qu’il n’avait fait de mal à personne et que les détenus avaient de la chance que quelqu’un s’intéresse à eux. Il n’aimait pas qu’on le compare au docteur Mengele qui avait mené des expérimentations médicales dans le camp d’Auschwitz parce que, disait-il, lui-même était juif.
J’ai trouvé cette citation dans un vieux journal. Kligman y disait qu’il pouvait faire toutes ces expériences parce qu’il avait accès à "des hectares de peau". Kligman était un homme brillant, créatif et sans éthique. Il avait une vision très entrepreneuriale de la recherche, avec pour objectif de gagner de l’argent. Il a fait de la prison d’Holmesburg une sorte de grand magasin de l’expérimentation médicale, qui vendait des opportunités de tests médicaux. Si quelqu’un voulait expérimenter quelque chose, il pouvait le faire là. Aucune personne de son entourage n’a donné l’alerte. C’était une conspiration du silence.
A sa sortie, mon livre a reçu un important écho médiatique et certains détenus ont appris ce qui leur était arrivé alors que les réponses qu’on leur avait données jusqu’à présent étaient vagues. On leur avait, par exemple, administré des isotopes radioactifs en leur faisant croire qu’il s’agissait de substances inoffensives. Ils ont commencé à s’organiser, en m’invitant à parler dans leurs réunions. L’un d’eux, Leodus Jones, était très actif et, après sa mort, sa fille a pris le relais. Des manifestations ont été organisées devant l’université de Pennsylvanie pour faire pression sur le docteur Kligman. On a répondu aux participants que ces expériences étaient conformes aux règles éthiques en vigueur à l’époque. Les détenus ont également tenté d’engager des poursuites, mais le dossier a été classé sans suite pour prescription. En plus d’être noirs, ces hommes étaient considérés par la société comme d’anciens criminels et ne valaient donc rien. En 2003, le prestigieux Collège des médecins de la ville de Philadelphie a même décerné à Albert Kligman un prix pour sa carrière, ce qui a été vécu comme un affront par ces détenus. Il a continué à être honoré par l’université de Philadelphie, qui est aujourd’hui acculée à la reconnaissance du problème en raison de la montée en puissance d’une conscience noire, notamment avec le mouvement Black Lives Matter. Ces excuses sont donc importantes. Les gens doivent savoir que des humains ont été utilisés comme cobayes au nom de la science et que cela s’est passé ici, aux Etats-Unis, pas seulement dans l’Allemagne nazie. Si cela arrive encore, il faut que des citoyens le dénoncent.
Propos recueillis par Catherine Mary et publiés dans © Le Monde daté du 26/10.