Voici l’heure du « réarmement agricole »
Vous attendiez vous aussi la réaction du précieux Stéphane Foucart à la manière dont l'exécutif français a baissé son froc devant les tracteurs dépêchés (pour l'essentiel) par l'agro-industrie ? La voici, aussi limpide que d'habitude.
Si "réarmement agricole" il y a, c'est surtout d'un "réarmement chimique" de l'agricuture qu'il est question.
« La mise à l’arrêt du plan Ecophyto, annoncée par Gabriel Attal, signe la mort des mesures destinées à réduire l’usage des pesticides en France.
« Le surgissement et la diffusion éclair de certains mots, qui sculptent tout à coup le débat public, a quelque chose de fascinant. Ainsi du vocabulaire martial subitement apparu le 31 décembre 2023 dans la parole présidentielle et, depuis, inlassablement commenté, répercuté, repris, répété, et surtout raccommodé jusqu’à l’indigestion par les membres du gouvernement: il faut se réarmer, il faut tout réarmer.
« L’armement, les armes sont devenus en quelques semaines la métrique de toute chose. "Réarmement démographique", "réarmement civique", "réarmement moral", "réarmement des services publics"… C’est donc dans le contexte d’une propagation rapide – et assez inquiétante – de cette terminologie guerrière, que le premier ministre, Gabriel Attal, et le ministre de l’agriculture, Marc Fesneau, ont annoncé, jeudi 1er février, la mise en branle des grandes manœuvres du "réarmement agricole".
« Si "réarmement agricole" il y a, c’est surtout d’un "réarmement chimique" de l’agriculture qu’il est question. A l’heure où l’infertilité et les maladies chroniques s’envolent dans la population générale, où environ un tiers des foyers français reçoivent au robinet une eau non conforme aux critères de qualité pour cause de métabolites de pesticides, où sans doute plus de 80% de la biomasse d’insectes volants et 60% des oiseaux des champs ont disparu en quarante ans, on se plaît à imaginer le fou rire nerveux d’hypothétiques historiens qui chercheraient, dans les prochaines décennies, à décrire et surtout comprendre la logique de ce qui se produit ces jours-ci.
« Le plan Ecophyto est d’abord mis à l’arrêt, le temps, comme l’a dit M. Attal, de "mettre en place un nouvel indicateur". Bénigne en apparence, cette annonce signe en réalité la mort du plan destiné à réduire l’usage des pesticides en France. Mais après tout qu’importe, peut-on objecter, puisque le plan Ecophyto a, depuis son lancement en 2008, complètement échoué à atteindre ses objectifs.
« Ce n’est pas si simple. D’abord, malgré sa relative inefficience, le plan était l’incarnation d’une volonté partagée de réduire la pression des pesticides sur l’environnement et la santé. Ensuite et surtout, il reposait sur un indicateur stable – le NODU (nombre de doses unités) – reflétant la réalité des usages de "phytos" et de leur évolution dans le temps.
« C’est une question bien plus importante et subtile qu’il n’y paraît. Une expérience de pensée toute simple permet de comprendre pourquoi. Figurez-vous un indicateur principalement lié à la quantité des différents produits utilisés sur les parcelles. Si vous remplacez 10 kg de DDT (un insecticide organochloré) épandus sur un champ, par 1 kg d’imidaclopride (un insecticide néonicotinoïde) utilisés sur ce même champ, votre indicateur vous dira que vous avez fait baisser le recours aux insecticides de 90%. Vous serez donc très satisfait et vous pourrez annoncer ce chiffre sans craindre de démenti. Mais cette diminution de 90% correspondrait en réalité à une aggravation des dommages sur les pollinisateurs d’environ 80 000%, puisque 1 gramme d’imidaclopride peut tuer autant d’abeilles que 8 kg de DDT.
« Il ne fait ainsi aucun doute que le démantèlement du NODU et la co-construction d’un nouvel indicateur d’usage – avec l’aimable concours des syndicats agricoles productivistes –, signerait la mort du plan Ecophyto, donc la fin d’une ambition.
« Dans ce plan de "réarmement chimique" de l’agriculture française, il y a plus inquiétant que la destruction du thermomètre. Il y a les pressions sur ceux qui sont chargés, au sein des institutions publiques, de le lire et de l’interpréter. Gabriel Attal a ainsi mis en cause, sans la nommer, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), chargée d’évaluer les risques sanitaires et environnementaux des pesticides et de leur octroyer (ou leur retirer) leur autorisation de mise sur le marché. Le premier ministre annonce de facto vouloir placer l’agence – coupable selon lui d’interdire des molécules en France avant qu’elles ne soient interdites dans l’Union européenne –, sous une forme de tutelle politique.
« Pour Dominique Potier, agriculteur de métier et député (Parti socialiste) de Meurthe-et-Moselle, rapporteur de la commission d’enquête sur les pesticides tenue en 2023, il s’agit là "d’un recul de l’Etat de droit". "Dans une démocratie, la remise en cause par le pouvoir politique d’une autorité scientifique constituée n’est pas un acte banal, dit au Monde cet élu peu coutumier des outrances et des vociférations d’hémicycle. C’est un moment de bascule."
« Bien sûr, l’expertise peut – et doit – être constamment interrogée dans sa rigueur, son indépendance, dans ses choix de tenir compte de tel ou tel élément plutôt que de tel autre. Mais elle doit l’être avec les instruments intellectuels de la disputatio savante, et il va sans dire que l’injonction politique n’en fait pas partie. La volonté de contrôle de la science et de l’expertise est un trope des régimes césaristes ou à tentation autoritaire. De fait, on se souvient que parmi les premières décisions de Donald Trump, à son arrivée à la présidence des États-Unis, figuraient la reprise en main de l’Agence fédérale américaine pour la protection de l’environnement (EPA) et sa mise sous tutelle par le pouvoir.
« Le "réarmement chimique" de l’agriculture française et ses modalités ne sont donc pas seulement une catastrophe environnementale et sanitaire dont les effets seront irréversibles à brève ou moyenne échéance. Ils s’inscrivent, comme pour la question migratoire, dans un mouvement de ratification culturelle de l’extrême droite : est-ce vraiment une bonne idée ? »
Stéphane Foucart, Le Monde, 4/2/2024
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Ce matin, beaucoup de rayons de produits alimentaires étaient vides, au supermarché régional où nous avons nos habitudes. On y croisait quantité d'électeurs ventrus-barbus, dans les travées, se félicitant de la tournure des événements - persuadés que les prix à la consommation (grâce aux manifestations récentes de la "colère agricole") allaient baisser dès que. Dès que quoi ? Mystère. Qui a dit, jadis, que les Français étaient des veaux ?