Tallulah Bankhead
Suis allée rendre sa visite à Tallulah dans le palais familial. Un télégrammme lui a confirmé qu'elle tournerait un film important avec ce metteur en scène anglais qu'elle a connu à Londres et qui vient d'arriver à Los Angeles, Alfred Hitchcock: «Je ne comprends rien à ce petit gros, un génie, dit-on. C'est un excentrique, tu sais. Il préfère les acteurs homosexuels, il dit qu'ils ont dans le regard quelque chose de plus intéressant, une lueur ambiguë qui colle avec l'idée qu'il se fait du cinéma. Quand je l'ai rencontré, à ma période londonienne, il ne tournait qu'avec son acteur-chanteur fétiche, Ivo Novello, une folasse affichée. Ivor avait un tube qui passait à la radio: We'll gather lilacs. Toute l'Angleterre chantait cette chanson. C'était tellement... décadent et anglais. Décidément, notre dépravation ne connaît pas de fin.»
Je ne suis pas assez naïve pour ignorer qu'il est plus facile de faire scandale lorsqu'on n'y risque pas sa position sociale. Ce que j'écris de Tallulah vaut pour moi tout pareil. Si ce n'est que j'ai perdu, moi, et ma position sociale et mon goût du scandale. Sa gloire sur les scènes de Londres est sa grande nostalgie: des gamines, des petites ouvrières l'attendaient des heures dans le noir d'une venelle, sous la pluie. «Tu ne peux pas imaginer, elles copiaient mes tenues tant bien que mal, elles se coupaient les cheveux comme moi, un carré avec la raie sur le côté. Elles étaient là, plantées dans l'arrière-cour des théatres, et elles chantaient en un choeur vibrant "Tallulah Alléluïa". Tu sais, ça fait froid dans le dos la première fois. Puis on s'habitue.» Oui, je connais, j'ai vécu ça. Mais je le vivais en comparse, en accessoire décoratif, à l'ombre du génie.
[Extraits de Alabama Song, Gilles Leroy, 2007. Merci à Clémence, sans qui je n'aurais pas eu l'idée de feuilleter ce roman, autobiographie imaginaire de Zelda Fitzgerald et heureux récipiendaire du prix Goncourt.]