Lectures pour tous : Wu Ming
J’ai changé si souvent de nom. J’ai été "africain" et "negro", ce qui en espagnol veut dire "noir". puis j’ai été "de couleur". Dans les années 1920, je suis redevenu "nègre" mais j’y ai mis la majuscule. "Nègre". Mais les blancs ne le prononçaient pas nee-grow mais nigrah, comme ça, ça ressemblait trop à nigger et je devais attendre la deuxième syllabe pour comprendre si on était en train de m’insulter. Du reste, nigger est une déformation de negro. Comment on le traduit, nigger, en italien? Negro. Et negro, comment on le traduit? Tu vois que c’est un grand bordel? Au milieu des années 1960, je suis devenu "noir" : «Say it loud, I’m black and I’m proud !» En espagnol, je l’ai toujours été mais en anglais, ça faisait une différence. Accepter le noir de la peau et des cheveux, dépasser le complexe : «Le noir, c’est beau.» Mais parfois ils m’appelaient "afro-américain" ou "africain-américain". Les blancs ne savaient plus comment ils devaient m’appeler. À part nigger, c’est clair. Même les frères, eux non plus ne savaient pas bien comment s’appeler : les vieux étaient "de couleur", ceux d’âge mûr ou des classes moyennes étaient "nègres", les plus jeunes et militants étaient "noirs" ou "afro-américains". Entre-temps, pourtant, entre nous nous avions continué à nous appeler nigger, et même nigga, mais ce n’est pas comme quand c’est un blanc qui le dit. C’est un grand bazar, homme, je te l’ai dit.
Aujourd’hui, il y en a qui s’appellent "africain de la diaspora", ou "africain", et c’est tout. Quatre cents ans après, le cercle s’est refermé. [...]
Le noir américain avait honte de l’Afrique. L’Afrique était le décor des films de Tarzan, la terre des "sauvages". Tarzan plongeait dans le fleuve et en ressortait encore bien coiffé. Mon peuple, on l’avait arraché de force à l’Afrique, il ne la connaissait plus, il la haïssait sans en rien savoir. Comme disait Malcolm: «Tu ne peux pas haïr les racines sans haïr l’arbre.» Il faut quelques décennies pour changer les choses. Marcus Gravey planta la graine en prêchant le retour en Afrique. À partir des années 1930, des noirs toujours plus nombreux se convertirent à l’islam, religion "plus africaine". Des allusions à l’Afrique entrèrent toujours plus dans le jazz, jusqu’à ce que se développe le nationalisme noir. Entre-temps, l’image de l’Afrique changeait du tout au tout, une révolution après l’autre, le géant se réveillait et se débarrassait de l’Europe. Les chefs des nouveaux États africains : Jomo Kenyatta, Ahmed Sékou Touré, Kwame Nkrumah... L’Afrique, terre de martyrs comme Lumumba, de révolutionnaires comme Mandela... Les noirs américains lurent Les Damnés de la terre de Fanon. Il disait : «Seules la révolte et la violence guérissent l’âme du colonisé», et c’était de notre âme qu’il parlait.
Tu la vois, la couverture de Life accrochée derrière le bureau? Elle est de 1960. La photo a été prise à Léopoldville, au Congo belge. Le roi Baudouin en procession solennelle, vêtu d’un blanc immaculé sur une décapotable noire. Un étudiant africain s’avance et lui arrache des mains l’épée de cérémonie. Si une image a jamais eu une valeur symbolique...
Wu Ming 1, New Thing, 2004,
traduit de l’italien par Serge Quadruppani, Métailié (2007), Paris.
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Léopoldville, 30 juin 1960
photo : Robert Lebek pour le journal allemand Kristall