Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
le vieux monde qui n'en finit pas
le vieux monde qui n'en finit pas
Publicité
le vieux monde qui n'en finit pas
Visiteurs
Depuis la création 1 409 645
Newsletter
Derniers commentaires
3 septembre 2012

Gérard Lecas, sacré Narvalo de Machecoul

[Mon vieil ami, compagnon de voyages lointains et ancien condisciple Gérard Lecas a écrit ce texte en 1991. Il devait figurer au sommaire d’un livre collectif consacré à Saint-Nazaire, Port de toutes les littératures, aux éditions Autrement. Jean-Bernard Pouy en était le coordinateur. À la demande express de la mairie, le texte fut refusé – il donnait de la ville une image point trop conforme à l’idée que s’en font ses édiles. (Les 96 bistrots de Penhoët et les problèmes socio-éthyliques qui en découlèrent n’ont pas laissé que de bons souvenirs, et le "paquebot" évoqué ici avec une douce ironie, chancre urbanistique et commercial de la Rèp’ et fierté de l’hôtel de ville, est une source de courroux et de sarcasme pour nombre de Nazairiens.) Gérard fut ingénieur du son pour Rohmer, Rivette, Wajda et quelques autres. Il est scénariste et traducteur, et écrit des romans, souvent policiers. Le dernier en date est Le corps de la ville endormie, Rivages/Noir, 2012.]

saint naze rep2

« La beauté des laids se voit sans délai. Est-ce que Gainsbourg est allé à Saint-Nazaire ? S’il a vu, alors il a su, que c’est beau, les rues qui se coupent à angle droit, les immeubles de trois étages, les toits en ardoise, les grues qui découpent le ciel en arrière-plan, et par dessus tout ça, la pluie fine et tiède dont le voile jette un flou artistique sur le décor...

Casques blancs, MP marqués en gros. Military Police, ça voulait dire, tout le monde savait ça, surtout un môme de onze ans, mes premiers Américains en vrai, en couleurs, j’ai bien regardé leurs visages, des fois que John Wayne allait me remarquer au bord du trottoir. Ils étaient trois, qui circulaient à bord d’une Jeep, avec une grosse étoile blanche sur la portière. Ils remontaient l’avenue de la République à petite vitesse. C’étaient les derniers vestiges de l’armée US. Deux ans plus tôt, le petit père des peuples gaulois avait signifié aux sauveurs yankees qu’à partir de dorénavant la France éternelle, après avoir gaspillé les dollars Marshall en guerres coloniales, allait se passer des briquets Zippo en fer blanc et des fusées Titan. La base américaine de Saint-Nazaire était condamnée à disparaître. Débarqués en Normandie, ils rembarquaient dans l’estuaire de la Loire. Juste au moment où j’arrivais, moi, Parisien exilé en province... Ah qu’ils étaient beaux, ces trois petits soldats en casques blancs.

Si vous continuez l’avenue de la République tout droit en sortant de la ville, vous faites soixante-dix kilomètres sans un seul virage notable et vous arrivez à Nantes. Entre Trignac et Saint-Nazaire, la route traverse les marais des confins de la Brière. Il y a quelques années, la zone n’était pas encore construite comme elle l’est aujourd'hui, et les voitures émergeaient d’un no man’s land plat et liquide semblant n’avoir pour seul avenir que la marée basse. Ensuite, presque par inadvertance, la nationale 771 entrait dans la ville, après avoir surmonté les voies du chemin de fer. En deux cents mètres, on passait ainsi du marécage à la boulangerie du coin, croissant au beurre et kouing aman. Beau comme un tableau de Dali.

Mon père me secoue l’épaule pour me réveiller. Il est trois heures du matin. Café et confiture dans la cuisine. Mon oncle Julot vient d’arriver. Avec mon père, ils partagent un oignon et du vin rouge. Sacré Narvalo de Machecoul, me dit l’oncle Julot en rigolant. Le Narvalo de Machecoul est un concept qui lui appartient et qui s’applique indifféremment à ses amis comme à ceux qu’il déteste. Moi, par exemple, j’en suis un. Mon oncle Julot est cordier. Il fabrique des cordes qu’il vend sur les marchés. Des cordes pour attacher les bestiaux, ou bien pour amarrer les barques. Il possède une 403 familiale, on dit pas encore break. On charge le filet du carrelet à l’arrière de la 403 et on démarre. J’ai enfilé des bottes et un ciré trop grands sur moi. L’oncle Julot sifflote en conduisant. Au passage, les croix du Calvaire  de Pontchâteau se détachent sinistrement dans la lueur des phares, et juste après, les créneaux du château de Ponce Pilate, ou du moins un décor du même film. Cet endroit me foutait la trouille, même en plein jour. En passant devant le couvent des bonnes sœurs, l’oncle Julot donne un grand coup de klaxon et on rigole pendant cinq minutes.

L’aube ne pointe pas encore quand on arrive au bateau. L’endroit s’appelle Camérun. Le canal qui porte le même nom s’interrompt là, comme le cours d’une rivière tranché net par décision administrative. Une dizaine de chalands, comme on dit dans le coin, sont tirés au sec sur la berge. La barque de l’oncle Julot, elle, n’est pas à fond plat et possède un moteur, en conséquence elle vit dans l’eau, amarrée à un ponton de bois. J’aide mon père à déplier le filet et ensuite on accroche les quatre coins aux arceaux du carrelet pendant que Julot met de l’essence dans le moteur. Je frissonne un peu sous mon ciré. Il faut tirer sur la corde et jurer beaucoup avant que la bougie fasse péter l’étincelle au bon moment dans le cylindre du Johnson. On dit un Johnson, comme on dit une Peugeot. Quand le moteur consent enfin à toussoter et que l’échappement se met à éructer des bulles, tout le monde embarque. La lune éclaire le canal qui scintille et bouge imperceptiblement comme un tube néon digéré par un boa. Derrière nous, le carrelet se balance en rythme au bout de sa potence. Beauté du diable.

J’avais un pote qui s’appelait Yvon Joalland. Tout le monde disait P’tit Yvon, à cause de sa taille et parce que des Joalland, on en trouvait dans tous les bistrots, presque autant que des Moyon, c’est pour dire. Yvon avait deux ans de plus que moi, mais on était dans la même classe. On partageait la différence, un an d’avance pour moi, un de retard pour lui. À seize ans, Yvon était déjà titulaire à l’US Méan-Penhoët. Arrière central, on disait pas encore libéro. Un dimanche, j’étais allé le voir jouer en championnat de Loire-Atlantique, Division Régionale d’Honneur. Il ne possédait pas un style éblouissant mais il était efficace, genre bulldozer. Un mètre soixante-six en haut du crâne, mais en dessous, que de l’épaisseur et de la largeur. Il n’y a que sur les balles hautes qu’il avait un peu de mal. Le père, les frères, les oncles et cousins de P’tit Yvon travaillaient aux Chantiers. Mon copain essaierait footballeur professionnel, autrement il irait lui aussi à Penhoët construire des bateaux. Il me parlait avec fierté des combats ouvriers, évoquait pour moi des grèves terribles où des héros positifs repoussaient à coups de boulons chauffés à blanc les assauts meurtriers des hordes républicaines de sécurité. Je m’associais par solidarité à son imaginaire, mais j’essayais de jeter les ponts de la théorie sur le fleuve de notre révolte. Réflexe d’intellectuel, déjà. P’tit Yvon n’était pas très réceptif. Il faisait partie de ceux qui ont besoin de vivre pour apprendre, ce qui est sans doute plus dialectique que le reste. D’autre part, mes discours baignaient dans une certaine confusion, je dois le reconnaître.

La manif est partie du lycée Aristide Briand vers treize heures trente, après la cantine. On était environ deux cents, et en arrivant au port plutôt un peu moins. On a scandé quelques slogans, genre Ho Ho Ho Chi Minh, ce qui avait dans mon esprit une incidence géographique assez imprécise. Notre cortège a remonté l’avenue de la République, qui en avait vu d’autres, pour rejoindre la place de l’Hôtel de Ville où les syndicats avaient fixé le rassemblement ouvrier. En passant devant les Nouvelles Galeries, quelques-uns d’entre nous sont allés acheter trois mètres carrés de tissu noir et un manche à balai. La place était noire de monde, enflammée de drapeaux rouges, comme un champ de coquelicots. Beau. Du haut des marches qui menaient à la mairie, un leader parlait dans le micro. On s’est regroupés pas très loin de lui. Quand le tissu a été agrafé sur le manche à balai, on a hissé le drapeau. Le type au micro s’est arrêté de parler, quelques milliers de paires d’yeux ont fixé le rectangle de coton noir. Dans sa catégorie, c’était le seul de cette couleur-là. Un homme s’est retourné vers nous, un homme âgé, avec un bleu de travail et une casquette à carreaux.

– On les connaît vos drapeaux, les Boches ils avaient les mêmes pendant la guerre quand ils sont arrivés ici...

Ses paroles ont résonné clairement au milieu du silence hostile. On s’est tous regardés, déconcertés. Il y avait mésentente formelle. Personne n’a répondu.

L’oncle Julot se dresse, debout dans la barque. Il pointe le doigt vers l’est, où une subtile nuance colore le ciel pour annoncer le jour.

– La piarde à Julot, nom de Dieu !

piarde2 vers breca

C’est vrai, il y a un marais qui s’appelle comme ça en Grande-Brière, au bord du canal du Nord que nous sommes en train de longer. L’oncle rigole, ça lui plaît qu’un hectare d’eau vaseuse porte le même nom que lui. Il rit souvent, il rate pas une occasion, c’est une question de nature. Pourtant, pendant la guerre, il a passé deux ans dans les stalags, parce qu’il voulait pas travailler chez Messerschmitt et il en a bavé, d’après ce que j’ai entendu dire. Comme quoi les relations de cause à effet ne sont pas toujours évidentes.

Il y a un endroit qu’il faut pas rater, c’est la bifurcation pour rentrer dans la curée de Bréca. Celui qui connaît pas risquerait de s’enfiler dans un boyau sans issue et en voulant revenir sur ses pas de prendre un autre boyau, de s’échouer au milieu d’un étang profond de trente centimètres et d’errer pendant des jours jusqu’à l’arrivée des secours. À condition qu’il ait signalé son départ. Assis à l’arrière du bateau, j’imagine la légende du Briéron Fantôme pendant que mon père ouvre le thermos à café. Le Briéron Fantôme erre depuis des siècles au milieu du marais, poussant sur sa perche pour faire avancer son chaland. Quand le voyageur égaré l’aperçoit, drapé dans sa robe de moine, coiffé du capuchon, c’est très mauvais présage. Le Briéron Fantôme tourne une seule fois la tête, découvrant son rictus et ses orbites vides, puis il disparaît à nouveau dans la brume.

L’oncle Julot se penche et coupe le moteur. La barque vient mourir en douceur contre la berge. C’est un coin de pêche connu de l’oncle seul. C’est ce qu’il prétend. La curée de Bréca n’est plus entretenue, et à certains endroits les roseaux ont envahi presque toute la largeur du canal. Nous buvons le café avec un morceau d’andouille de Guéméné et du camembert. Ensuite, sans faire de bruit, mon oncle et mon père empoignent chacun une manivelle du treuil. Le carrelet descend doucement jusqu'au contact de l’eau, le filet flotte quelques instants, puis disparaît. Les arceaux qui tiennent le filet s’enfoncent à leur tour, et bientôt seul le câble émerge encore. Quand il se détend, cela signifie que tout le bazar s’est posé sur le fond du canal. Il faut bloquer la manivelle et attendre. Pendant quelques minutes, toute parole, tout geste sont interdits. Chacun s’enferme dans ses pensées, et le silence humain met à nu tout l’univers sonore de la nature, un monde ténu et délicat plein de bruissements, de glissements et de chuchotements. L’aube promet sa cargaison de lumières, tout au bout du ciel, et les oiseaux célèbrent le miracle. La bécassine émet un roulement de crécelle, la poule d’eau couine comme un jeune chat, le butor pousse des hoquets d’angoisse et les canards font des bruits de canards. Au début, je reste concentré sur l’environnement immédiat, puis mes pensées divaguent un peu. Je songe à une fille de ma classe dont les fesses constituent également un vrai miracle de la nature.

Le problème du marxisme, c’est qu’il ne donnait pas la recette pour enlever la culotte des militantes. À l’aube des années soixante-dix, il ne faisait plus de doute pour moi que les incidences sexuelles du discours politique étaient à peu près nulles. Saint-Nazaire est pourtant une cité à fort potentiel érotique, à cause du mélange explosif de la terre des marais et du béton de la base sous-marine, de l’eau douce et de l’eau de mer, de la pluie et du soleil (ce temps beau et con à la fois qu'on ne trouve que dans l’estuaire de la Loire), du sable et des rochers de la plage de Villès-Martin. Ceux qui ne croient pas à mon explication n’ont qu’à traverser la ville à pied, nous les retrouverons à l’autre bout, dans un état indécent. La vérité, c’est qu’un baiser échangé sous une averse au pied de la base sous-marine, avec les grues des chantiers en arrière-plan, atteint des sommets d’intensité. Bien sûr, un mur en ciment et une grue sous une précipitation atmosphérique, ça s’éloigne beaucoup des Lumières de la Renaissance. Beauté cachée des laids, simplement transfigurée par la prépondérance de l’humain sur le décor, beauté délai, réservée aux yeux de l’intérieur.

Les Amerloques n’avaient pas quitté Saint-Nazaire sans laisser quelques traces derrière eux. La plus notable de ces traces, selon moi, était constituée par une rangée de bars de nuit regroupés exclusivement sur le trottoir gauche de l’avenue de la République, de l’entrée de la ville jusqu’au boulevard de la Renaissance. Il y en avait une bonne douzaine, le Pigall’s, le Blue Lagoon, le Perroquet, le Caraïbe, jusqu’au plus fameux d’entre eux, la Fiesta. Néons, musique, hôtesses accueillantes. Le départ inopiné des GI laissa les établissements susnommés en plein désarroi. La baisse spectaculaire de la clientèle réduisait considérablement les parts du gâteau à partager et les faillites succédaient aux fermetures. J’étais attiré par ces lieux, irrésistiblement. Je circulais innocemment devant les bars, l’œil baladeur dans l’espoir d’entrevoir un petit morceau d’enfer par l’entrebâillement d’une porte ou d’un rideau de velours rouge. Beaucoup de guides touristiques mentionneront au chapitre consacré à Saint-Nazaire le pont sur la Loire, les activités industrielles ou la proximité de La Baule, mais aucun ne parlera de la Fiesta et je tiens ici à réparer cet oubli. Seul celui qui a vécu dans la région peut connaître la place tenue par l’endroit en question dans l’imaginaire collectif. Mythe où s’entrechoquent le stupre, la violence et tous les petits plaisirs de la décadence. On a fini la nuit à la Fiesta, paroles lourdes de sous-entendus dont les auteurs ont acquis un vécu pas donné à tout le monde. Je tiens à préciser ici que je n’ai aucun intérêt dans l’établissement et que, qui plus est, je n’y ai jamais mis les pieds. J’ai d’ailleurs l'intention de demeurer sur cette réserve. J’aurais trop peur d’être déçu.

P’tit Yvon m'entraînait parfois pour attendre son grand frère à l’heure de la débauche. La rue qui débouchait dans Penhoët à la sortie des Chantiers était occupée exclusivement par des débits de boissons, installés côte à côte. À dix-huit heures moins dix minutes, le patron alignait tous ses verres sur le comptoir et les tables et procédait ensuite au remplissage. Rouge dans les petits ballons, muscadet dans les verres à pied moyen, gros plant dans ceux à pied haut. Certains n’étaient emplis qu’aux trois quarts, à cause des raffinés qui carburaient au rouge limonade ou au blanc vittel. Les bouteilles destinées au ravitaillement en vol attendaient sous le comptoir, déjà débouchées. À dix-huit heures précises, quelques milliers d’hommes assoiffés se déversaient dans la rue et se répartissaient harmonieusement entre les quatre-vingt seize bistrots (P’tit Yvon m’assurait les avoir dénombrés). Salut les branleurs, lançait le grand frère qui avait ses habitudes à l’endroit où nous l’attendions. Il s’asseyait et séchait immédiatement deux verres de gros plant, pour la soif. Les Chantiers de Penhoët ont construit et continuent à construire les plus beaux navires du monde. La construction navale n’est donc pas soluble dans l’alcool.

rue des chantiers 57b

P’tit Yvon racontait à qui voulait l’entendre qu’il irait peut-être vivre en URSS, plus tard. Là-bas, disait-il, les ouvriers gagnaient comme les ingénieurs. Bien des années plus tard, j’ai compris qu’il disait vrai. Sauf qu’il avait inversé les termes de sa formule magique : c’étaient les ingénieurs qui gagnaient comme les ouvriers. Un jour, j’ai répété bêtement à P’tit Yvon un truc que j’avais entendu, et dont j’ignorais à vrai dire le bien-fondé. Si de Gaulle était au pouvoir, c’était grâce à tous les ouvriers qui avaient voté pour lui. Mon copain m’a jeté un regard terrible, d’un seul coup il avait pris dix ans, et j'ai su tout de suite que c’était fini, notre amitié. Après, il m’a évité, nos rencontres sont devenues rares et j’ai appris qu'il racontait partout que j’étais un social-traitre.

Mon père et l’oncle Julot se lèvent, simultanément. Ils doivent échanger des signaux secrets qui m’échappent. Ils empoignent chacun un manche de la manivelle. Allez ! Il faut relever le carrelet le plus vite possible, pour que les poissons pris au piège n’aient pas le temps de s’échapper, élémentaire. La poulie du treuil grince au rythme des coups de manivelle. Le sommet des arceaux apparait, et la barque, tirée en arrière par la tension du câble, se rapproche du carrelet en gitant sur l’arrière. Les coins du filet transpercent la surface du canal et les contours du quadrilatère émergent bientôt totalement. À partir de là, il est possible de ralentir la cadence. Aucune échappatoire pour les prisonniers. Le centre du filet se creuse sous le poids de l’eau, retardant jusqu’au dernier moment l’apparition du butin. Le suspense dure encore quelques instants, puis la poche centrale s’arrache à son tour, dégoulinante et grouillante de vie. Mon père, d'un coup d’œil, fait un premier inventaire. Beaucoup de boers, des brèmes, des poissons-chats moustachus. Une belle tanche, ce qu’il y a de plus comestible. On sort l’épuisette pour récupérer les prises. L’oncle Julot rejette les brèmes, à cause des arêtes. Je prends la tanche pour la soupeser. La bestiole se met à gigoter et le corps gluant me glisse entre les doigts. J’ai un mauvais geste pour la récupérer et la tanche retourne d’où elle venait, avec un plouf profond et impeccable. Je fixe comme un crétin les cercles concentriques qui s’élargissent à la surface du canal. Tu parles d’un Narvalo de Machecoul ! lance l’oncle Julot en fronçant les sourcils.

Plus tard, nous mettons pied à terre pour casser la croûte. Il fait maintenant plein jour et je grimpe sur une butte pour inspecter les alentours, comme le font tous les chefs indiens. Nulle part ailleurs dans le monde, même pas dans les marais du Nil, je n’ai depuis lors goûté des sensations équivalentes. En pivotant à trois cent soixante degrés, je découvre un territoire d’eau, de terre et de feu allumé par le soleil sur l’eau des canaux, comme si les éléments essentiels s’étaient brassés ici depuis la nuit des temps. Nulle trace humaine, les horizons noyés dans la brume complice effacent les clochers de Saint-Joachim ou les grues de Penhoët. L'infini mathématique, parfaitement invisible, trouverait ici une sorte de graphisme concret.

Les années m’ont emporté loin de tout cela. Pourtant, je reviens régulièrement sur mes traces, que je suis seul à savoir identifier. Saint-Nazaire a considérablement changé, et c’est tant mieux. Cette époque que j’ai évoquée souffrait d’une latence morose, d’un devenir qui tardait à se dessiner, comme une charnière encore accrochée au souvenir des épreuves de la guerre.

Rien n’est plus triste que de retrouver les lieux de son enfance désertifiés par un exode quelconque, exode vers la grande ville ou vers le poste de télévision. Aujourd’hui, au contraire, le nouveau Saint-Nazaire est arrivé. Des hommes et des femmes renouvellent avec énergie le cheptel des activités locales, en dépit des ingratitudes de l’économie. La vertu de l’humanité, c’est de consumer dans les flammes de la vie les erreurs du passé. Un exemple. Il y a quelque temps, un paquebot tout frais sorti des Chantiers a pâti d'une mauvaise manœuvre de l’équipage. On fit croire à un banc de sable au milieu de la rade, puis à une récupération sans problème du navire. Il n’en était rien. En fait le paquebot est venu s’échouer en plein milieu de l’avenue de la République. À toute vitesse, on a découpé la coque pour y installer des boutiques et transformer le bâtiment en centre commercial. Du grand art.

Ceci est authentique, au moins autant que le reste de ces mémoires. »

Gérard Lecas, Saint-Nazaire, 19/4/1991

~

sorti au printemps dernier : 

corps de la ville endormie2

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité