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24 juin 2014

Godard, les oies et les hyènes hystériques

Quelques lignes d'un entretien accordé récemment au Monde par Jean-Luc Godard ont fait piailler les oies des réseaux asociaux - relayant les hyènes des médias "en manque chronique de spectres et d'audience". Deux philosophes, Branco et Clarou, clouent le bec des uns et des autres dans un texte paru avant-hier dans Libération.

~

Godard et la société du FN

« ll y a quelques années, Jean-Luc Godard évoquait publiquement son affection pour le livre de Jacques Rancière, le Maître ignorant. Le postulat de l’égalité des intelligences qui y est présenté fait écho à la confiance que JLG a toujours eue en l’"intelligence" de ses interlocuteurs, en leur répartie, leur capacité tennistique à renvoyer la balle. Ainsi Godard s’est-il toujours contenté, en entretien comme dans ses films, de dire sans expliquer. Parole pensive et sacerdotale. Au spectateur de saisir ou de laisser passer. On aurait pu penser que les nouvelles technologies, offrant une réticularité beaucoup plus importante que les médias traditionnels, donneraient à ce jeu une nouvelle dimension. La polémique de ces derniers jours vient prouver le contraire. Accaparés par des médias dominants en manque chronique de spectres et d’audience, les réseaux sociaux ont en effet ouvert une troisième voie: arracher la parole au cheminement de la pensée, écraser et triturer sans effort la balle qui venait d’être lancée. En d’autres mots, instrumentaliser pour faire peur, s’indigner pour se rendre populaire, sans en avoir l’air. Godard donc, dans un entretien au Monde, se félicite de la victoire de Marine Le Pen aux élections européennes, ajoutant qu’il l’aurait souhaitée Premier ministre. Dans une hystérie qui fait signe, l’effusion est immédiate. L’Obs affirme sans ambages qu’il s’agit là d’un clair soutien du réalisateur au parti. Twitter s’enflamme. Le général est plusieurs fois convoqué –  «vieillir est un naufrage» –  et c’est de sénilité que Godard est accusé. Voilà Twitter, source potentiellement infinie de jaillissements et d’aphorismes, réduit à un terrain de jeu minable. Voilà Godard identifié à un fasciste au pire, à un provocateur au mieux. Con, de toute façon. Cela n’est pas nouveau: déjà en 68 il était, pour les staliniens, "le plus con des Suisses prochinois". Révélatrice, la parole de Godard l’a toujours été de son époque et des sombres obsessions de ses contemporains. Qu’importe que dans le même entretien au Monde il rende hommage à Sartre et Malraux, deux combattants antifascistes, piliers de sa bibliothèque imaginaire que l’on sait depuis longtemps peuplée par un humanisme parfois un peu suranné; qu’importe qu’il y rappelle son inimitié pluridécennale avec le FN (Le Pen père le voulant hors de France au moment de la sortie du Petit Soldat) ou qu’il dénonce les illusions du culte du chef. Le propos est tronçonné et vendu à la découpe. La nouvelle se répand comme la poudre. Le voilà con, fasciste. Perdu à jamais. Une nouvelle fois. Une sociologie historique des Intelligents ayant con-chié Godard reste à faire. Les voilà pourtant qui tous ont un temps de retard sur celui qu’ils attaquent. Dans Film Socialisme revenait comme un refrain entêtant une phrase actualisant la philosophie politique sartrienne: "Aujourd’hui les salauds sont sincères." Aussi ne faut-il pas douter de la sincérité sans ombre de la petite armée de soldats citoyens modèles et de leurs généraux, les penseurs médiatiques, trop heureux de cette occasion: pouvoir enfin remettre à sa place de dangereux "anarchiste de droite" le "dieu des pseudo-intellos", le "con qu’on prend à tort pour un génie" –  et dont on n’est même pas tout fait sûr qu’il soit un citoyen français (#SwissGoHome, tweete non sans audace Aude Lancelin). Sincérité presque touchante, bonne foi en la Démocratie occidentale, en la Liberté d’expression, celle utilisée pour étouffer les voix qui gênent. Là encore, ils ont un train de retard, eux qui manient l’insulte et fétichisent leur liberté d’expression pour mieux rejeter la parole. La liberté d’expression, derrière laquelle avancent plus ou moins masqués idéologues de tous bords, Godard lui a déjà fait le sort qu’elle mérite depuis longtemps: "Sans intérêt ni utilité; ce qui m’intéresse, disait-il, c’est la liberté d’impression." (Facilité de l’expression, cache-sexe du pire; difficulté de l’impression, révélateur patient et sans jugement d’une réalité donnée.) Puissant aphorisme faisant sens aussi bien dans le champ esthétique (les films publicitaires, à message, expriment tandis qu’impriment ceux qui tendent un miroir au réel) que politique ou social – produisant les grandes ou petites déchirures nécessaires, dans le tissu con-sensuel de notre époque. Aujourd’hui les salauds sont donc sincères et, alors qu’ils ne font que s’exprimer, se croient aussi imprimants, car imprimés – Twitter mêlant dans cette illusion énonciateurs et énoncés. Cette perturbation de l’échange, cette mascarade illusoire, le vieux con ne l’avait pas prévue. Brusquement exposée, exprimée comme on exprime le jus d’un citron, et certainement de façon inattendue, la parole de Godard n’en demeure pas moins précieuse. Prise de position sartrienne radicale, son propos sur le FN ne fait que reprendre au vol une réalité palpable par tous pour, enfin, la cristalliser: la France, sa classe politique en tête, secondée par les médiatiques "libres de s’exprimer", s’est soumise au spectre du FN avec bonheur. Tous s’indignent sans frais, pour mieux justifier leur immobilisme, tout en réclamant du mouvement. Il y a déjà un certain temps, le philosophe Giorgio Agamben rappelait que la télévision fabriquait des Indignés mais dans le même temps les rendait impuissants: les indignés de Twitter, malgré leurs prétentions intellectuelles, ne sont pas autre chose que les indignés du journal de 20 heures. Laissant croître le monstre en l’alimentant, les bien heureux impotents s’en trouvent confortés: jusqu’au plus haut de l’État, leur racisme ordinaire, leurs trahisons permanentes sont immédiatement relativisées et protégées par le ravage qu’impliquerait leur dénonciation, leur départ au profit de l’autre infernal.

« Godard, lui, n’a pas peur de rompre. On dira que c’est facile pour qui vit reclus dans un village du canton de Vaud, en zone neutre. Dans la marge: "celle qui fait tenir les pages". Il n’empêche, c’est peut-être là, aujourd’hui, la condition de possibilité d’un engagement qui, dans un espace politique saturé par le chantage moral, n’est plus possible que par l’appel à la rupture. En nous appelant à ne pas craindre cette dernière, fût-elle cruelle, à en faire le révélateur qui s’impose enfin à cette époque morne et immobile pour mettre tout un chacun face à sa conscience, aujourd’hui, introuvable, Godard ouvre enfin la voie à une sortie des incantations creuses.

« Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation. Nous ne le serons jamais autant que sous le FN, ce FN qu’à force de faire semblant de fuir, nous ne faisons que renforcer. C’est en quelque sorte l’énonciation, avant tout le monde, d’une évidence devenue incontestable: il ne semble y avoir aujourd’hui plus d’autre façon de retirer le pouvoir au FN que celle de lui donner. Généreux, JLG n’a pas pointé les responsables qui nous ont menés à cette aporie. Mais ceux-ci, d’eux-mêmes, comprenant qu’ils étaient visés, ont déversé leur outrance, et se sont ainsi révélés. La boucle est bouclée.

« En redonnant un sens à la parole à l’heure de son évidement, Jean-Luc Godard n’a fait que se livrer à un énième contre-pied: agir comme un révélateur qui n’exprime rien, se contentant d’imprimer le réel. »

Juan Branco (chercheur, Yale Law School Connecticut)
et Alphonse Clarou (doctorant, Arles)

 

Branco a publié un petit essai contre Hadopi suivi d'un entretien avec Godard (Capricci, "Actualité critique" 4), évoqué naguère sur ce blog.

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Commentaires
D
Excellente mise au point. Mais effectivement, c'est quand même curieux qu'on soit obligé d'en arriver là alors qu'il suffit de savoir un peu lire pour comprendre que les accusations dont on a accablé Godard sont totalement erronées.
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B
Et bien, voilà qui est bien dit!<br /> <br /> Reste à savoir si ceux qui donnent leurs commentaires à tout va et qui, souvent, se contentent de lire les titres des articles (quand ils ne sont pas trop longs) auront le courage de dépasser la lecture de la première ligne.<br /> <br /> Pas sûr, d'autant que les mots utilisés ne doivent pas se trouver dans le dictionnaire de 250 mots qu'ils sont en mesure de maîtriser.<br /> <br /> Adieu au langage.
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