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14 août 2014

Leys, Lu Xun et Orwell contre Barthes, Sollers et autres maolâtres

 

simon leys2

 

En 2009, Simon Leys épinglait Roland Barthes (1915-1980) à l'occasion de la publication posthume du Carnet de voyage en Chine du célèbre philosophe de mode. On lira son article ci-dessous. Simon Leys/Pierre Ryckmans qui, au lendemain de l'ignoble Révolution culturelle chinoise, nous mit en garde dès l'adolescence*, avec l'intelligence que l'on sait, contre le risque de glisser sur la chiasse maoïste, est mort il y a quelques jours à Canberra. Nous ne l'oublierons jamais, et boirons à la santé de ses mentors Lu Xun et George Orwell et du situationniste René Viénet sans lequel, de l'aveu de Leys, il n'aurait sans doute jamais publié ses meilleurs livres [Les habits neufs du président Mao, Ombres chinoises et quelques autres].
[* Contrairement d'ailleurs à ce qu'affirment aujourd'hui les récupérateurs nécrophages du Monde, de Libération, de France Info et autres petites choses rescapées des sinistres légions prochinoises, il ne fut pas tout à fait le premier. Car, avant même la publication des Habits neufs, nous étions abonnés aux Cahiers de l'IS et à la prose de l'ami Raoul.]  

***

En avril-mai 1974, Roland Barthes a effectué un voyage en Chine avec un petit groupe de ses amis de Tel Quel. Cette visite avait coïncidé avec une purge colossale et sanglante, déclenchée à l'échelle du pays entier par le régime maoïste - la sinistrement fameuse "campagne de dénonciation de Lin Biao et Confucius" ( pi Lin pi Kong).

À son retour, Barthes publia dans Le Monde un article qui donnait une vision curieusement joviale de cette violence totalitaire: « Son nom même, en chinois Pilin-Pikong, tinte comme un grelot joyeux, et la campagne se divise en jeux inventés: une caricature, un poème, un sketch d'enfants au cours duquel, tout à coup, une petite fille fardée pourfend entre deux ballets le fantôme de Lin Biao: le Texte politique (mais lui seul) engendre ces mêmes happenings. »

À l'époque cette lecture me remit aussitôt en mémoire un passage de Lu Xun - le plus génial pamphlétaire chinois du XXe siècle: «Notre civilisation chinoise tant vantée n'est qu'un festin de chair humaine apprêté pour les riches et les puissants, et ce qu'on appelle la Chine n'est que la cuisine où se concocte ce ragoût. Ceux qui nous louent ne sont excusables que dans la mesure où ils ne savent pas de quoi ils parlent, ainsi ces étrangers que leur haute position et leur existence douillette ont rendus complètement aveugles et obtus.»

Deux ans plus tard, l'article de Barthes fut réédité en plaquette de luxe à l'usage des bibliophiles - augmenté d'une Postface, qui m'inspira la note suivante: «(…...) M. Barthes nous y explique en quoi résidait la contribution originale de son témoignage (que de grossiers fanatiques avaient si mal compris à l'époque ): il s'agissait, nous dit-il, d'explorer un nouveau mode de commentaire, "le commentaire sur le ton no comment" qui soit une façon de "suspendre son énonciation sans pour autant l'abolir". M. Barthes, qui avait déjà de nombreux titres à la considération des lettrés, vient peut-être de s'en acquérir un qui lui vaudra l'immortalité, en se faisant l'inventeur de cette catégorie inouïe : le "discours ni assertif, ni négateur, ni neutre", "l'envie de silence en forme de discours spécial".

Par cette découverte dont toute la portée ne se révèle pas d'emblée, il vient en fait - vous en rendez-vous compte? - d'investir d'une dignité entièrement neuve, la vieille activité, si injustement décriée, du parler-pour-ne-rien-dire. Au nom des légions de vieilles dames qui, tous les jours de cinq à six, papotent dans les salons de thé, on veut lui dire un vibrant merci. Enfin, ce dont beaucoup sans doute devront lui être le plus reconnaissants, dans cette même postface, M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l'intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité: il s'agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre "la sempiternelle parade du Phallus" de gens engagés et autres vilains tenants du "sens brutal", ce suintement exquis d'un tout petit robinet d'eau tiède.»

Voici maintenant que ce même éditeur nous livre le texte des carnets dans lesquels Barthes avait consigné au jour le jour les divers événements et expériences de ce fameux voyage (1). Cette lecture pourrait-elle nous amener à réviser notre opinion ?

Dans ces carnets, Barthes note à la queue-leu-leu, très scrupuleusement, tous les interminables laïus de propagande qu'on lui sert lors de ses visites de communes agricoles, d'usines, d'écoles, de jardins zoologiques, d'hôpitaux, etc.: «Légumes: année dernière, 230 millions livres + pommes, poires, raisin, riz, maïs, blé; 22 000 porcs + canards. (…...) Travaux d'irrigation. 550 pompages électriques; mécanisation : tracteurs + 140 monoculteurs. (...) Transports : 110 camions, 770 attelages; 11 000 familles = 47 000 personnes (...) = 21 brigades de production, 146 équipes de production»… Ces précieuses informations remplissent 200 pages.

Elles sont entrecoupées de brèves notations personnelles, très elliptiques: «Déjeuner: tiens, des frites ! - Oublié de me laver les oreilles - Pissotières - Ce qui me manque: pas de café, pas de salade, pas de flirt - Migraines - Nausées.» La fatigue, la grisaille, l'ennui de plus en plus accablant ne sont traversés que par de trop rares rayons de soleil - ainsi une tendre et longue pression de main que lui accorde un «joli ouvrier».

Le spectacle de cet immense pays terrorisé et crétinisé par la rhinocérite maoïste a-t-il entièrement anesthésié sa capacité d'indignation ? Non, mais il réserve celle-ci à la dénonciation de la détestable cuisine qu'Air France lui sert dans l'avion du retour: «Le déjeuner Air France est si infect (petits pains comme des poires, poulet avachi en sauce graillon, salade colorée, chou à la fécule chocolatée - et plus de champagne !) que je suis sur le point d'écrire une lettre de réclamation.» (C'est moi qui souligne.)

Mais ne soyons pas injustes: chacun de nous note des monceaux de sornettes à son usage privé; on ne peut nous juger que sur celles dont nous faisons un usage public. Quoi que l'on puisse penser de Roland Barthes, nul ne saurait nier qu'il avait de l'esprit et qu'il avait du goût. Et aussi s'est-il soigneusement abstenu de publier ces carnets. Maintenant, qui diable a pu avoir l'idée de cette consternante exhumation ? Si cette étrange initiative émane de ses amis, ceci rappelle alors la mise en garde de Vigny: «Un ami n'est pas plus méchant qu'un autre homme.»

Dans le dernier numéro du Magazine littéraire, Philippe Sollers estime que ces carnets reflètent la vertu que célébrait George Orwell, «la décence ordinaire». Il me semble au contraire que, dans ce qu'il y tait, Barthes manifeste une indécence extraordinaire. De toute manière ce rapprochement me paraît incongru (la «décence ordinaire» selon Orwell est basée sur la simplicité, l'honnêteté et le courage; Barthes avait certainement des qualités, mais pas celles-là). Devant les écrits "chinois" de Barthes (et de ses amis de Tel Quel), une seule citation d'Orwell saute spontanément à l'esprit: «Vous devez faire partie de l'intelligentsia pour écrire des choses pareilles; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide.»

Simon LEYS

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Commentaires
B
Na pas oublier, quand même, que Leys a terminé sa vie dans la peau d'un catholique exalté, en faisant l'apologie de la mère Teresa...
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H
Bien dit !
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