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le vieux monde qui n'en finit pas
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1 février 2017

Harry Mathews : disparition

Sachant sa mort (sa disparition), nos amis à l'oulipo ont du chagrin.

[En avril 1981, déjà, Perec écrivait ce qui suit du coopté Harry Mathews]

***

La fiction entre les échecs et la partie de catch. Il y a dans les romans d’Harry Mathews quelque chose de féerique ; je n’emploie pas seulement ce mot à cause des contes de fées, même si les héros de ces histoires n’arrivent à leurs fins qu’après avoir traversé de multiples épreuves souvent bien proches des contes de fées, mais en pensant à ce que l’on appelle les « échecs féeriques », où les joueurs s’imposent de jouer sur des échiquiers différents des échiquiers habituels, ou avec d’autres règles (par exemple, dans les échecs « marseillais », chaque joueur joue deux coups de suite), ou avec de nouvelles pièces (la Licorne, l’Amazone, le Cavalier de la nuit, etc.).

Et, effectivement, l’impression première que l’on retire des livres de Mathews est celle d’un univers narratif régi par des règles venues d’ailleurs, qui bousculent avec une allégresse communicative les conventions communément attachées aux notions mêmes de romanesque et de roman.

Sans doute, le fil conducteur de ces récits est-il le plus souvent celui de n’importe quel roman d’aventures, et il s’agit au départ, tout à fait classiquement, de résoudre une énigme pour hériter de la fortune colossale d’un excentrique, ou d’assouvir une terrible vengeance, ou de retrouver les traces d’un fabuleux trésor.

Mais, à l’intérieur de cette trame arbitraire et apparemment peu contraignante pour l’auteur, les personnages semblent mus par un imaginaire déroutant et capricieux qui les fait aussi bien jouer au base-ball dans un goulag que tisser du lin dans les égouts de Miami, et les péripéties de leurs aventures nous entraînent à tout instant à mille lieues de l’endroit où l’on s’attendait à les trouver.

Tout peut arriver dans ces fictions parfaitement imprévisibles et parfaitement rigoureuses. Et d’ailleurs, tout y arrive : on y rencontrera un lieutenant russe, réfugié derrière un rempart de sacs de biscottes et luttant pendant une nuit et un jour contre des bandits kirggiz ; ou bien trois Américains, attablés au restaurant de l’aéroport de Copenhague, se découvriront une passion commune pour les petits cornichons au vinaigre et, plus encore, pour la musique ancienne allemande, avant de vivre sur un morceau de banquise de pathétiques aventures ; ou encore un moderne Roger délivrera son Angélique en triomphant du dragon grâce à un multi-lames suisse ; d’une épidémie de peste au Bengale, on passera sans sourciller au doping indétectable des chevaux de course par excitation réflexe du nerf splanchnique ; on n’ignorera plus rien des trafics méandreux des cauris ou de l’huître, du recensement du cheptel de la Sibérie méridionale, du goût des choucas pour une variété de lycosa opifex, ou des systèmes monétaires en usage en Europe aux quinzième et seizième siècles ; et, au hasard des pages, on verra surgir des images aussi inquiétantes qu’un aéroplane entièrement en beurre, le cubitus gauche de Mallarmé sur un lit de plumes de cygne noir, un urubu miniature pourvu d’un bec artificiel ou un double système téléphonique susceptible de déclencher chez un préfet de police féru de Louise Labbé une paralysie générale de plusieurs heures en vertu de l’effet Allanic-Culajod.

C’est par un extrait de Conversions, publié en 1970 dans les Lettres nouvelles, que je pris connaissance de ce monde improbable où rien ne se déroulait comme il est d’usage dans les romans d’aujourd’hui. D’emblée, je fus fasciné par ce déploiement d’images méticuleuses et obstinées où chaque situation semblait prétexte à des rebondissements insoupçonnables, où le temps et l’espace n’étaient plus que des variables insignifiantes que l’auteur et ses protagonistes franchissaient sans qu’on s’en aperçoive, où le sort d’un personnage se trouvait soudain dépendre, par le biais d’on ne savait quel code énigmatique, de la distraction d’un cuisinier de Roscoff, où de prodigieuses machineries verbales s’édifiaient en quelques lignes ou en quelques pages, puis s’évanouissaient comme des mirages, ne laissant derrière elles que l’image légèrement brumeuse de treize sarussophones, ou d’un cimetière arraché voguant d’une seule pièce sur le Kaboul en crue.

Pour la première fois depuis Raymond Roussel, Harry Mathews nous propose un appareil romanesque dont l’impérieuse nécessité investit tout l’espace du texte, secrétant ses symboles, ses allégories, ses points de repère et de rupture, ses vraies et fausses éruditions, ses distorsions verbales et syntaxiques, ses délires, ses exagérations, ses mythes et ses ombres, sans autres références ultimes qu’à lui-même, où toutes les choses qui arrivent dans le livre, le détail de ses péripéties, ses digressions savantes, ses langoureux vertiges, ne sont que les figures fantomatiques et frêles de cette partie de catch légendaire que, de tout temps, nous avons entreprise avec le monde des mots, des signes, des sens et des rêves, et que nous nommons fiction.

(Le Monde, 3 avril 1981)

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