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14 juin 2021

L'exode obligé des cinéastes arabes israéliens [Ha'Aretz] 27 avril 2021

[trad. Courrier international, Paris, 3 juin]

En avril, avant que n’éclate un nouveau conflit entre le Hamas et Israël, Ha’Aretz s’était intéressé aux difficultés croissantes que les réalisateurs palestiniens rencontrent pour tourner. L’enquête du quotidien de Tel-Aviv illustre à sa façon les fossés qui se sont creusés entre les communautés.

En janvier 2021, un tribunal israélien a [de nouveau] interdit la diffusion dans le pays du controversé documentaire Jenin, Jenin, qui enquête sur les crimes de guerre que des soldats israéliens auraient commis à Jénine lors de l’opération Rempart [une vaste offensive menée à Gaza et en Cisjordanie en 2002 ; le film, inédit en France, fait l’objet d’une bataille judiciaire depuis sa sortie, la même année]. Le juge a ordonné la confiscation de toutes les copies du film et condamné le réalisateur, Mohammed Bakri, à verser 175.000 shekels [44.000 euros] de dommages et intérêts à un soldat réserviste qui apparaît dans le film et qui a porté plainte. Selon le tribunal, ce que raconte le documentariste israélo-palestinien est faux – et le public israélien doit s’en tenir à une autre version de l’histoire.

Les cinéastes palestiniens y ont vu une nouvelle menace implicite d’Israël: adaptez votre discours à ce que ce pays veut entendre, sinon vos films seront interdits et vous serez condamnés à payer des amendes.

Clause de loyauté

Pour la plupart d’entre eux, ce jugement n’est pas une surprise. Pour les réalisateurs arabes qui vivent en Israël, les choses se compliquent à la vitesse grand V. Et de plus en plus d’artistes de renom s’en vont faire leurs films ailleurs. « Il ne reste presque plus personne, lance la scénariste et réalisatrice Suha Arraf : Tout le monde a mis les voiles. Même ceux qui ont une carte d’identité israélienne renoncent la plupart du temps à demander des financements qui les mettraient dans une situation inextricable. »

Suha Arraf parle en connaissance de cause. En 2014, la terre a tremblé pour la réalisatrice lorsqu’elle a présenté son long métrage La Belle Promise comme un film palestinien, alors qu’il avait été produit avec des financements israéliens. Des dirigeants politiques lui ont demandé de rembourser les fonds. Et le ministère de la Culture a infligé une amende à l’Israel Film Fund [le Fonds israélien pour le cinéma, l’équivalent de notre CNC, qui avait cofinancé le film]. Du reste, depuis l’incident, les organismes de financement doivent insérer dans leurs contrats une clause qui oblige les réalisateurs à présenter leurs films comme des œuvres israéliennes. Quant à la Yehoshua Rabinovich Foundation for the Arts [une fondation de Tel Aviv], elle impose aux artistes qu’elle finance de signer une « clause de loyauté » par laquelle ils s’engagent à ce que leurs films ne dénigrent pas Israël.

Pas de CNC palestinien

Mais les cinéastes palestiniens ne veulent pas présenter leurs films comme des œuvres exclusivement israéliennes. Suha Arraf met en avant le fait que le film est celui du réalisateur, pas du financeur: « Un tableau de Picasso n’est pas censé représenter le pays dans lequel il a été peint. C’est un tableau de Picasso, un point c’est tout. »

« Il n’y a quasiment aucun film produit avec des capitaux palestiniens parce qu’il n’y a pas de fondation palestinienne pour le cinéma, acquiesce le réalisateur Ali Nassar [La Voie lactée]. Donc un film palestinien, c’est une histoire palestinienne sur la culture palestinienne, racontée par un réalisateur palestinien, peu importe l’origine des financements. »

Dans ce contexte, certains cinéastes palestiniens restent au pays, mais s’arrangent pour ne pas être financés par Israël. Les jeunes talents, eux, font souvent des demandes de financements auprès d’organismes israéliens, puis, dès qu’un de leurs films marche, beaucoup s’en vont.

La fuite des talents

Depuis le séisme de 2014, Suha Arraf se passe pour sa part des deniers d’Israël. La talentueuse cinéaste [qui a également coécrit les scénarios de La Fiancée syrienne et des Citronniers, deux films d’Eran Riklis (2004 et 2008)] a choisi de recourir à des financements étrangers pour son prochain film: personne ne pourra lui imposer de dire que c’est une œuvre israélienne.

Scandar Copti, qui a coréalisé Ajami, sélectionné aux Oscars [en 2010] dans la catégorie Meilleur film en langue étrangère, avait suscité un tollé quand, quelques jours après la cérémonie à Hollywood, il avait déclaré qu’il ne représentait pas Israël – « Je ne peux pas représenter un pays qui ne me représente pas. » Aujourd’hui, il enseigne le septième art à l’université de New York à Abou Dhabi, où il a récemment tourné un film – sans l’aide de l’État hébreu. Hany Abu-Assad, dont le film Paradise Now a été sélectionné aux Oscars et a remporté un Golden Globe [en 2006], partage désormais son temps entre les États-Unis et les Pays-Bas. Et Sameh Zoabi [Tel Aviv on Fire, 2018] vit aujourd’hui à New York.

Le cas d’Elia Suleiman

Cette fuite des talents a commencé avec le départ de deux grands artistes, Elia Suleiman (Chronique d’une disparition, Le Temps qu’il reste), installé en France depuis des années, et Michel Khleifi (Mariages mixtes en Terre sainte [inédit en France]), qui vit en Belgique. Mais, depuis quelques années, l’exode s’accélère.

mariagesmixtes

« À l’époque, je me disais que je payais mes impôts dans ce pays et que j’avais donc droit à des financements comme n’importe quel autre cinéaste. Mais c’était le parcours du combattant », témoigne Elia Suleiman [un des cinéastes palestiniens les plus connus à l’étranger]. Généralement, il n’accorde pas d’entretiens à la presse israélienne, mais il souhaite raconter ce qui s’est passé avec son premier film, Chronique d’une disparition [primé au festival de Venise en 1996], qu’il a réalisé avec 20 % de fonds israéliens.

« Ils m’ont créé un tas de problèmes parce que je me disais palestinien. Ils affirmaient qu’en faisant cela, alors que je venais de Nazareth et que j’avais un passeport israélien, je niais l’existence d’Israël. Ce fut une bataille terrible, sans fin. »

[Quand Le Temps qu’il reste, un film sur ses parents, a été projeté au Festival de Cannes, en 2009], « il y a eu un débat à la Knesset pour savoir s’il fallait me déclarer comme ennemi de l’État d’Israël. Ils ont même envoyé quelqu’un à la conférence de presse pour me demander si j’étais favorable au terrorisme, souffle-t-il. Finalement, mon avocat leur a dit que s’ils continuaient à me harceler, je tiendrais une conférence de presse internationale pour dire au monde qu’Israël me menaçait d’un procès. Évidemment, de telles révélations auraient déclenché un scandale international, alors ils ont laissé tomber. » Toujours est-il qu’Elia Suleiman ne demande plus de financements à Israël.

« Je paie mes impôts, c’est mon argent »

L’acteur Makram Khoury a dans ses tiroirs deux scénarios qu’il rêve de réaliser. Il y a quelques années, il a soumis l’un d’eux à des fondations israéliennes, mais il a fini par retirer sa demande: il ne voulait pas présenter son film comme une œuvre israélienne, comme c’est la règle depuis la crise de La Belle Promise.

« Je ne peux pas signer de clause de loyauté et aller représenter Israël aux quatre coins du monde, alors que je ne suis pas considéré comme un citoyen à part entière ici – or c’est moi qui ai des racines dans ce pays depuis des générations. »

Au demeurant, Makram Khoury pose un regard critique sur ses choix. Il se dit qu’il devrait peut-être se battre pour changer les choses: « Je suis un citoyen israélien. Je paie mes impôts, et c’est mon argent. Je le mérite. Cette situation est un dilemme – dois-je ou non demander ces financements ? Cela dit, aujourd’hui, il y a un marché pour les réalisateurs arabes israéliens qui font des films indépendants, ici et à l’étranger. Nous n’allons pas attendre que le cinéma israélien nous appelle. »

Ne pas servir d’outil de « propagande »

Les choses se compliquent encore pour les films qui remportent un succès international. Car l’État hébreu réclame son dû. Parfois, il le demande ouvertement, comme lorsqu’il exige qu’un film soit étiqueté comme israélien. Parfois, il est plus subtil. Les ambassades israéliennes, par exemple, sont expertes en la matière, raconte un réalisateur palestinien qui vit à l’étranger et préfère garder l’anonymat. « Par nos films, elles essaient de montrer qu’Israël est un pays démocratique. Elles disent: ‘Vous voyez, nous les laissons s’exprimer, nous les laissons faire du cinéma.’ Bref, dès lors que nous acceptons des financements israéliens, l’État finira par se servir de notre travail pour faire de la propagande. »

La réalité est complexe. « Les étudiants arabes obtiennent des bourses, les membres arabes de la Knesset perçoivent des salaires, ma mère touche des aides de l’assurance sociale, alors pourquoi pas les cinéastes ? poursuit ce même réalisateur. En fait, pour nous, le problème, c’est comment présenter nos films. Et comment ne pas devenir un instrument de la propagande israélienne. » Les réalisateurs palestiniens se rendent vite compte que le succès apporte de grandes responsabilités.

« Il faut expliquer son film, expliquer son identité. Croyez-moi, cela demande beaucoup de travail, bien plus que l’écriture d’un scénario. »

Indésirables dans les festivals du monde arabe

Un cinquième de la population israélienne est arabe. Or, selon les chiffres que nous nous sommes procurés, entre 2014 et 2020, les réalisateurs arabes n’ont reçu que 4,3 % des sommes totales investies dans des œuvres cinématographiques. Dans son livre Full-Length Palestinian Film [« Le cinéma palestinien en version intégrale », 2019, non traduit], Shadi Balan, journaliste culture et musique à la radio arabophone Radio Makan, observe lui aussi cette tendance: les films palestiniens qui sont désormais remarqués dans les festivals internationaux ont été tournés par des réalisateurs qui n’ont même pas la nationalité israélienne. C’est par exemple le cas de Gaza mon amour, de Tarzan et Arab Nasser, projeté à Venise et à Toronto [et qui sortira en France le 6 octobre prochain] ; 200 Mètres, d’Ameen Nayfeh, originaire de Ramallah, présenté à Venise [qui sort en France ce 9 juin] ; et Entre le paradis et la terre, de Najwa Najjar, originaire de Jérusalem [encore inédit en France].

gaza mon amour

Il y a un autre risque à accepter les fonds israéliens : le film ne sera pas montré dans les festivals du monde arabe. En 2016, cependant, il a failli y avoir une exception à cette règle : Personal Affairs, de Maha Haj [sorti en France en 2017, un an après avoir été présenté au festival de Cannes dans la sélection Un certain regard], devait être projeté au festival international du film de Beyrouth, mais, deux jours avant l’inauguration du festival, les services de sécurité libanais en ont interdit la projection.

« Dès qu’il y a de l’argent israélien dans un projet, le film devient israélien, même si l’ADN du réalisateur est palestinien, résume Maysaloun Hamoud, la réalisatrice de Je danserai si je veux [2016]. Par exemple, je suis palestinienne, mais sur ma carte d’identité, je suis israélienne. Ce qui crée une confusion qui m’empêche non seulement d’obtenir des financements du monde arabe, mais aussi de forger des collaborations avec des artistes du monde arabe. Je n’ai pas envie de travailler dans des conditions aussi compliquées. » Elle poursuit : « L’artiste libanais qui a fait la musique de mon film, par exemple, est crédité sous un pseudonyme dans le générique: s’il donne son vrai nom, il risque dix ans de prison. »

Généralement, les cinéastes palestiniens avec des passeports étrangers quittent Israël et travaillent à l’étranger. Maysaloun Hamoud, elle aussi, mise sur cette solution. « Avoir une double nationalité facilite tout. Mon compagnon vient d’obtenir un passeport portugais, et je vais pouvoir m’en procurer un par son biais. Une fois que nous serons européens, j’aurai accès à de nouvelles possibilités en matière de budget et de réseau. Dès que vous sortez de la bulle israélienne, un univers totalement différent s’offre à vous. »

Nirit Anderman, Ha’Aretz, Tel-Aviv [www.haaretz.co.il]

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