Aujourd'hui, le bernard-l'ermite

« Je nous comparerais à des bernard-l’ermite. Par-devant, ce crustacé est robuste et avantageusement cuirassé, cependant que son postérieur est nu. Aussi lui faut-il dissimuler sa nudité si vulnérable à l’intérieur de coquilles de mollusques vides, la partie antérieure, armée de pinces, dépassant de ladite coquille. À mesure que le bernard-l’ermite grandit, l’habitation dont il est locataire devient toutefois trop exiguë pour lui et il se voit contraint de déménager dans un logis plus grand. Par quelles affres le bernard-l’ermite ne doit-il pas passer quand, offrant son arrière-train nu à la convoitise de mille prédateurs, il doit rassembler son courage et partir en quête d’une nouvelle demeure ! Combien doit être effroyable l’intervalle de temps qui sépare l’instant où il quitte à tout jamais son ancien abri de celui, tout hypothétique du reste, où il trouvera une nouvelle maison mieux adaptée aux dimensions changées de son corps ! Je crois que nous étions pareils à des bernard-l’ermite. [...] Le haut du corps ne nous était source d’aucun problème. En ce qui était du bas-ventre, mieux valait encore le laisser se nécroser dans le carcan malsain qui l’engonçait plutôt que d’accepter, pour son propre salut, et quoi qu’il dût lui en coûter, que sa nudité fût publiquement exhibée. Il va de soi que si ce crustacé est qualifié d’ermite, c’est parce qu’il est asocial de ne pas se mettre à nu. » Fritz Zorn, Mars, 1977, Gallimard, « Du monde entier », traduit de l’allemand par Olivier Le Lay (2023).