Lectures pour tous : Fernando Vallejo, et un film de Luis Ospina
« Le parc de Támesis était une succursale de l’abattoir et de l’enfer. À l’air libre et entouré d’une grille ancienne entre de grands arbres au milieu du parc, fonctionnait un bistrot avec un kiosque et des tables sous des parasols où l’on servait de l’eau-de-vie de canne. Du kiosque, un haut-parleur étourdissait nuit et jour le peuple avec ses rengaines. À l’extérieur de la grille, quatre rues avec autant de bistrots et le pavé couvert, sur un tapis de feuilles de bananier et d’ordures que nul balai humain n’avait balayé depuis trente ans, de cageots de tomates, de trous de souris et d’éventaires où bouchers, marchands de légumes et épiciers vendaient de la camelote, des fruits et des tubercules, sans parler de la viande: la viande de notre prochain le plus malheureux, les animaux, sans que le curé dise quoi que ce soit, ni le juge, ni le maire, ni moi, ni toi, ni lui, ni personne. Ces éventaires débordant de biftecks, d’oreilles de cochon, de pieds de veau et de poulets plumés, attestaient l’infamie de l’Église et de son troupeau carnivore. Mangues, anones, papayes, figues, curubas, chachafrutos, guamas, mamoncillos, caroubes, ananas, fruits de la Passion, manioc, arracachas, bananes, biscuit de sucre, on vendait de tout dans ce parc: stylobilles, tee-shirts, chapelets, scapulaires, mini-ordinateurs, petites images, petits miroirs, condoms, rosaires, indulgences plénières et tout accessoire dont le bipède humain peut avoir besoin pour les tâches de ce monde et les contingences de l’autre. Des flaques de boue et de sang rivalisaient avec le tapis d’ordures sur le pavé, tandis que des chiens affamés rôdaient au milieu des clients et entre les étals. Le sang en promiscuité avec la crasse avait envahi jusqu’au parvis de l’église et le chaos s’était rendu maître du cœur de Támesis. Et pendant que le haut-parleur du kiosque et les juke-boxes des quatre bistrots étourdissaient le monde avec leurs rengaines, et que les commerçants vendaient leur camelote et les bouchers leurs viande et les marchands de légumes leurs légumes et que les serveurs enivraient les clients avec leur eau-de-vie et que chiens et clients déambulaient et que les cloches de l’église appelaient à la messe, deux démons allumés par l’eau-de-vie et la haine se battaient au couteau sans respecter ni les enfants ni les femmes, et renversant cageots, éventaires, tables, chaises, s’étripaient en plein parc. Effrayés, les pigeons haussaient leur vol. Dans un chaos de rengaines et une pluie de plumes de pigeon l’un des deux déments tombait dans une flaque et entreprenait le voyage du silennce tandis que l’autre, lâchant son couteau et des jets de sang, tenait son ventre à deux mains pour que ses tripes ne s’échappent pas avec son âme, et se lançait dans une rapide course en zigzag entre les éventaires, direction l’hôpital pour se faire recoudre. La Colombie ressemble plus ou moins à ça. Plutôt plus que moins. »
Fernando Vallejo, Carlitos qui êtes aux cieux, 2004.
Belfond, 2007, traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu
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On peut voir ICI le formidable portrait que l'ami Luis Ospina a tiré de l'écrivain,
La desazón suprema: retrato incesante de Fernando Vallejo
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Luis Ospina à Nantes la semaine dernière (festival des Trois Continents)