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le vieux monde qui n'en finit pas
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6 octobre 2016

Panorama de l'énucléation

L'art cinématographique de l'énucléation [Jean-François Rauger, in Le Monde]

Le nouveau film de Tim Burton, Miss ­Peregrine et les enfants particuliers, met en scène des monstres dont l’obsession est de dévorer les yeux des enfants qu’ils parviennent à capturer. Sans doute peut-on imaginer qu’une des origines possibles de cette idée se trouve dans un des contes d’Hoffmann, L’Homme au sable, conte qui fut lui-même évoqué par Freud lorsqu’il développa sa théorie de l’unheimlich (souvent traduit par "inquiétante étrangeté"). L’homme au sable "est un homme méchant qui vient auprès des enfants quand ils ne veulent pas aller au lit et qui leur jette du sable à poignées dans les yeux, de sorte que ceux-ci jaillissent de la tête tout sanglants, alors il les jette dans un sac et les apporte au clair de lune pour en repaître ses petits enfants".

Pour Freud, la peur de perdre ses yeux relève donc d’une angoisse infantile ancienne. Le cinéma aura su ranimer cette angoisse, perpétuellement, en la redoublant de ce sentiment que l’énucléation a relevé, longtemps, de la représentation impossible, longtemps censurée, mais surtout trop terrifiante pour être supportée par un regard humain. Car la mutilation de l’œil est une agression directe du spectateur, de sa nature, de sa place, qui exige, justement, qu’il garde les yeux ouverts sur l’écran qui refléterait la négation brutale de son être même. Plus d’yeux, plus de spectateurs.

L’œil crevé est une image de la violence insupportable, celle des gardes tsaristes, symbolisée par le visage de la femme au lorgnon cassé dans Le Cuirassé Potemkine, d’Eisenstein (1925). Mais peut-on dire que cela commence vraiment en 1929, avec ce rasoir ouvrant un globe oculaire, éclatant une pupille qui répand une matière organique et visqueuse ? Cette séquence est le début du Chien andalou, premier long métrage d’un jeune réalisateur espagnol, Luis Buñuel.

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Un an plus tôt, Georges Bataille publiait Histoire de l’œil. La blessure du regard tout autant que le fantasme de l’œil comme un organe sans corps sont des motifs de l’époque. On retrouvera, dans un autre film de Buñuel, cette obsession de l’œil crevé. Croyant être épié, le bourgeois paranoïaque incarné par Arturo De Cordova dans El (1953) enfonce une aiguille dans un trou de serrure pour blesser un éventuel indiscret.

Un chien andalou aura longtemps été une exception, brûlot subversif reculant brièvement les limites de la représentation. Car cette image insoutenable de l’œil meurtri sera longtemps impensable au cinéma. C’est avec les relâchements de la censure que les visions de l’insupportable seront rendues de plus en plus possibles. Hitchcock propose l’image traumatisante du cadavre aux orbites creuses dans Les Oiseaux (1963).

Pasolini peut s’attaquer à sa version du mythe d’Œdipe dans Œdipe roi (1967), où l’automutilation du personnage est filmée de dos et dans l’obscurité, avant que le visage meurtri d’Œdipe (Franco Citti) n’apparaisse au soleil du désert marocain où fut tourné le film. Huit ans plus tard, le cinéaste filmera frontalement une énucléation dans Salo, son adaptation des 120 journées de Sodome du marquis de Sade.

Transposant librement le mythe de Tirésias, qui eut les yeux arrachés pour le punir de son indiscrétion tout autant que d’avoir éprouvé les voluptés du plaisir féminin, le réalisateur Bertrand Bonello achève, lui aussi, son Tiresia (2003) par une énucléation très réaliste. Une image rendue sans doute possible par les progrès d’effets spéciaux alimentant un cinéma de la violence pure, un cinéma qu’il serait parfois injuste de considérer comme moins soucieux de réflexion que de sensations.

Car c’est avec le cinéma d’exploitation, qui cherchait à activer chez le spectateur des stimuli plus intenses et des pulsions moins nobles, que le motif de l’œil crevé s’imposera. L’Horrible Cas du docteur X (1963), du prolifique Roger Corman, imagine le récit délirant d’un savant (Ray Milland) ayant inventé un sérum lui permettant de voir à travers les objets. Ces superpouvoirs conduiront le malheureux savant à suivre, référence explicite, l’injonction de saint Mathieu: "Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi; car il est avantageux pour toi qu’un seul de tes membres périsse, et que ton corps entier ne soit pas jeté dans la géhenne."

L’assassin esthète du film de terreur anglais d’Arthur Crabtree Crimes au musée des horreurs (1959) avait inventé une paire de jumelles "spéciales". Gag macabre, deux pointes érectiles surgissaient des lentilles pour aveugler définitivement celui qui en usait. L’évolution de la représentation de la violence au cinéma a rendu possible la vision de l’énucléation, devenue un motif plastique traité plus ou moins avec sérieux. La possibilité, désormais acquise, d’une reproduction hyperréaliste de la violence est à la fois une manière de flatter une pulsion voyeuriste et malsaine prêtée au spectateur mais aussi de créer un nouveau régime d’images, terrains favorables à plusieurs formes d’expérimentations.

Le cinéaste italien Lucio Fulci fut un des artistes spécialistes de ce que l’on a appelé le cinéma gore. Le spectacle d’une dégradation physique devenait dans son œuvre la condition d’un état de transe inédit pour qui la regarde. Le motif de l’œil crevé est présent dans des séquences éprouvantes de ses films L’Enfer des zombies (1979) ou L’Eventreur de New York (1981).

Cette torture du regard est aussi celle d’un spectacle dont les films de Fulci ont donné une image symbolique, celui de la décrépitude d’un monde en pleine décomposition, celle du cinéma italien populaire. L’aveuglement apparaît comme un défi pour le spectateur, déroutant les conditions de sa possible identification aux personnages des films. Comment devenir, les yeux grand ouverts, quelqu’un qui ne voit plus ?

[Jean-François Rauger journaliste au Monde]

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Commentaires
C
Thanks, JP. Pour illustrer l'article sur fessebook, j'ai posé la photo de l'énucléation de Mlle Lindberg par son mac, vue du point de vue de l'héroïne (!). Je dispose d'une très belle version du film (longue), que je revois de temps à autre.
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J
Beau texte ! A l'énumération de Jean-François Rauger, on peut ajouter la très traumatisante énucléation de Christina Lindberg dans THILLER – EN GRYM FILM / THRILLER, A CRUEL PICTURE (Crime à froid), d'Alex Fridolinski, alias Bo A. Vibenius, film suédois de 1973. Tous ceux qui l'ont vue (!) en son temps s'en souviennent encore...
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