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23 septembre 2018

Paul Virilio et le péril d'Internet (Libération, mai 1996)

Paul Virilio, on le sait, vient de mourir. En mai 1996, à l’occasion de la sortie de Cybermonde, la politique du pire, il accordait à Libération l’entretien qui suit. Qui s'étonne aujourd’hui d'être pris en otage par les "réseaux" et la propagande mondialisée ne peut feindre de n’avoir pas été prévenu.

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Virlio cyberésistant, par David Dufresne (10/5/1996)

 

Dans Cybermonde, la politique du pire, Paul Virilio met le doigt sur les paradoxes et les pièges des nouvelles technologies. Appelant à se battre contre la "négativité du progrès", il suggère d’"inventer une parade" et de refuser toute idolâtrie.

Urbaniste, spécialiste de la vitesse, Paul Virilio sourit aussi largement que ses propos sont graves. « Qui aime bien châtie bien, répète-t-il à l’envi. Quand on est amateur d’une chose, on doit espérer son progrès. Ceux qui aiment la technique ne peuvent être que résistants à tout ce qui est régressif, autosuffisant ou insuffisant. Il faut dénoncer les limites des technologies», fait-il, un brin agacé par l’enthousiasme autour des autoroutes de l’information. Utilisateur épisodique d’Internet (« Je préfère garder une distance et y participer latéralement. Les visions frontales sont des visions où l’on se fait avoir à tous les coups. »), Paul Virilio sort Cybermonde, la politique du pire, ouvrage-entretien sur les enjeux, terribles et profonds, des nouvelles technologies. Lucide autant qu’alarmiste.

~~~

Dans Cybermonde, la politique du pire, vous parlez de la "propagande" faite autour d’Internet, allant jusqu’à comparer les médias à l’"occupation" et votre travail à celui d’un "résistant". N’est-ce pas exagéré ?

Quand la science informatique surgit, en 1947-1948, les informaticiens disent que c’est la meilleure des choses, mais qu’elle peut aussi être la pire. On sort alors d’une période totalitaire et l’informatique, à travers la naissance de l’ordinateur, a même servi à lutter contre le totalitarisme. Mais les informaticiens d’alors nous préviennent que ce nouveau pouvoir ne doit pas devenir un "pouvoir cybernétique", un autre totalitarisme, pire encore. Je ne fais qu’un raccord avec cette pensée. Si j’ai pris le masque de Cassandre, c’est parce que la publicité est devenue si forte en septembre de l’année dernière, avec la sortie de Windows 95, que je ne pouvais que mettre un holà à ce délire publicitaire. C’est Serge Daney qui disait: "Pendant l’occupation, on ne parle pas de résistance. Or les médias, c’est l’occupation." Et si les médias, c’est l’occupation, les multimédias risquent d’être bien pires. Comme ils peuvent se révéler intéressants: le citoyen du monde se fera par l’information mondiale, c’est évident. Mais on n’en est pas là. Il faut d’abord se battre contre la négativité des nouvelles technologies.

Car, pour vous, il n’y pas de profit sans perte, ni d’invention sans accident.

Inventer un objet, c’est inventer un accident. Inventer le navire, c’est inventer le naufrage. La navette spatiale, l’explosion en vol. Or, inventer les autoroutes électroniques ou Internet, c’est inventer un risque majeur qu’on ne repère pas aussi bien parce qu’il ne fait pas de morts, comme le naufrage ou l’explosion en vol. L’incident informatique est malheureusement peu visible, il est immatériel comme les ondes qui véhiculent l’information.

Vous vous dites pourtant "adepte des technologies".

Je suis un critique d’art des technologies, un amateur inquiet du caractère propagandiste, et soudain, des nouvelles technologies. Quand on commence à idolâtrer la machine, la catastrophe sociale n’est jamais loin.

Le "caractère propagandiste" des nouvelles technologies dépend-il, selon vous, des seules puissances financières ?

Si de grandes entreprises comme Time Warner, Microsoft, Disney, etc., sont en passe de devenir des holdings considérables, c’est parce qu’elles se doivent d’être compétitives au niveau mondial. Les multinationales ne prétendaient pas toutes à la mondialité. Or, aujourd’hui, une multinationale est forcément confrontée à la mondialité. D’où un accroissement considérable de l’investissement publicitaire, et un effet de propagande inévitable. Second aspect de cette propagande: l’origine des technologies telles qu’Internet. Elles sortent de la dissuasion. Précisément du Pentagone et d’Arpanet, ce réseau destiné à résister à des effets électromagnétiques en cas de guerre. On ne peut comprendre le développement de l’informatique sans l’évolution de la stratégie militaire. Puisque la bombe atomique n’est plus réellement dissuasive, en dehors de la politique des blocs, s’est mise en place une guerre de l’information, un pouvoir absolu. Il faut se méfier de ce mélange: d’un côté, un investissement publicitaire; de l’autre, un non-dit sur le plan du contrôle de l’information par les puissances militaires.

Pourtant, en donnant la possibilité à l’utilisateur d’Internet d’être aussi bien récepteur qu’émetteur potentiel, on comprend mal comment le contrôle de l’information peut s’effectuer...

C’est vrai. Mais on ne peut pas se focaliser sur Internet et oublier le reste des autoroutes de l’information et le système complet. Quand on dit "branché", il faut comprendre qu’il s’agit d’un système, dont Internet n’est qu’une partie. Le débat sur le Decency Act(1) est lié à un contrôle futur des médias. Il existe de fait un ministère de l’Information mondiale: c’est la National Security Agency [la NSA, l’agence de renseignement américaine qui intercepte la quasi-totalité des ondes radioélectriques dans le monde, ndlr]. Internet et la NSA sont liés d’une façon ou d’une autre. Alors, jusqu’où ira cette complicité ? Est-ce qu’Internet est le résistant de l’occupation NSA ? On ne peut pas faire le zoom sur Internet en oubliant ce qu’il y a autour. Le propre de la cybernétique, c’est d’être systémique. Tout est lié, tout est branché dans un système de pouvoir mondial, aux mains du Pentagone, et peut-être des Européens demain...

Cela signifierait-il qu’on a ouvert les canaux de diffusion pour mieux les contrôler par la suite ?

Internet est un effet d’annonce pour légitimer l’ouverture des futures autoroutes de l’information. Il est de la publicité en acte, un prix de lancement, très attrayant, et qui, par là même, piège ceux qui auraient quelques réserves vis-à-vis de l’information mondialisée. L’intérêt de la toile d’araignée et du Web, c’est de tout attraper.

Dans votre livre, vous affirmez que le cyberespace n’a rien à voir avec la démocratie, que "le propre de la vitesse absolue, c’est d’être aussi le pouvoir absolu".

Je ne crois absolument pas à ce que j’appelle la démocratie automatique. Je crois à la réflexion, pas au réflexe. Les technologies nouvelles sont des technologies de conditionnement et elles sont redoutables en ce sens qu’elles s’apparentent à l’Audimat et au sondage. La prétendue démocratie électronique sera la fin de la démocratie participative. Si la démocratie directe est valable pour des sociétés microscopiques comme les cantons suisses ou les AG universitaires, elle ne peut l’être à l’échelle mondiale.

Vous parlez même d’une "régression" assurée, aujourd’hui que l’homme a atteint la vitesse limite, celle du temps réel...

Chaque fois qu’on atteint un mur, on recule. Or, l’histoire vient de buter contre le mur du temps mondial. Avec le live, ce n’est plus le temps local qui fait l’histoire, mais le temps mondial. Autrement dit: le temps réel l’emporte sur l’espace réel, l’espace-temps. Nous devrons réfléchir à cette situation paradoxale, qui nous place dans une sorte d’outre-temps. Devant cet accident du temps, un accident sans pareil.

Comment cette "régression" pourrait-elle se traduire ?

La mondialisation entraîne l’autonomisation de groupes restreints. Autrement dit, de sectes qui partagent le pouvoir. Il y a une sectorisation et un sectarisme d’Internet, partie intégrante de la mondialisation. On dépasse l’État-nation au profit d’ensembles plus restreints. Il y a une déconstruction de l’État national qui ne va pas dans le sens d’un dépassement de l’État-nation mais d’une régression aux tribus, aux groupes de pression qui ont précédé l’État national. Et ce n’est qu’en se battant contre la négativité du progrès qu’on inventera une parade. Comme le firent en 1880 les ingénieurs ferroviaires qui se réunirent pour éviter le déraillement des trains, en inventant le bloc system qui régula le trafic. À notre tour d’inventer les bloc systems de la mondialisation de l’information. Avant même qu’il y ait des accidents.

Pour vous, urbaniste, les nouvelles technologies bafouent une des libertés primordiales de l’homme, celle de se mouvoir.

Les télétechnologies de l’action à distance économisent le déplacement. À partir du moment où voyager n’est plus nécessaire, il est à craindre que l’inertie ou le cocooning se développent. Et que le valide suréquipé devienne l’équivalent de l’invalide équipé. Il y a là une menace de paralysie et d’infirmité. Mais aussi une menace psychologique, pour les générations futures des sociétés de l’interactivité accomplie, qui verraient le monde réduit à rien. Des générations qui éprouveraient un sentiment de "grand renfermement", de terre trop petite pour les vitesses, et de transport et de transmissions, un sentiment d’"incarcération". Il y a là une redoutable pollution des distances pour l’imaginaire collectif de demain. On ressent d’ores et déjà cette contraction du monde avec la vitesse des avions supersoniques ou la téléconférence.

D’où votre idée d’"hyperville", de ville-monde, de "temps réel qu’on urbanise au moment où l’on désurbanise l’espace réel".

La ville virtuelle, c’est la ville de toutes les villes. C’est chaque ville importante (Singapour, Rotterdam, Paris, Milan, etc.) qui devient un quartier d’une hyperville, tandis que les villes ordinaires forment d’une certaine façon les banlieues. Cette métropolisation des villes amène à concevoir un hypercentre, une ville du temps réel, et puis des milliers de villes abandonnées à leur sort. Ce qui entraînerait, si j’ai raison, une tiers-mondisation non plus des continents mais des villes, et ce dans toutes les régions du monde.

Malgré ce constat sévère, trouvez-vous quelque mérite à la société de l’information ?

Oui, comme celui de poser enfin la question de la langue commune. Si l’on parle de citoyenneté mondiale, il ne peut en être autrement. C’est la question de Babel, d’ailleurs. C’est-à-dire que nous assistons, non pas à la tour de Babel, mais au retour de Babel ! Est-ce que le monde peut avoir une seule langue ? Cette unicité de la communication est-elle un bien ou un mal ? Autre point positif: l’informatique va nous rendre terriens. En ce sens qu’il y a une identification naturelle de l’homme à la Terre et que la question du citoyen du monde soulève celle de l’être terrien, où l’écologie ne serait plus simplement une écologie de la nature, mais une écologie sociale, planétaire, où l’espèce humaine serait unie de manière terrestre. Mais tout cela est en même temps redoutable: ces questions accomplissent d’une certaine façon ce que les totalitarismes n’ont jamais osé espérer.

Propos recueillis par David Dufresne [que je remercie]

(1) Le projet de loi américain de censure de l’Internet.

Cybermonde, la politique du pire, Paul Virilio, entretien avec Philippe Petit, éditions Textuel, 112 pp., 79FF

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